Economie
40 ans de la mort de Bob Marley : après la saga judiciaire, un empire financier toujours florissant
Après des années à s’affronter devant les tribunaux, les héritiers de la star du reggae règnent aujourd’hui sur un empire lucratif. Avec ses produits dérivés, la marque Marley n’a plus grand-chose à voir avec le chanteur de reggae.
Stéphanie Bascou
© Cindy Yamanaka/ZUMA/REA
11 mai 1981, 11 mai 2021. Que dirait Bob Marley, alias Robert Nesta Marley, s’il pouvait regarder ce que sont devenus son nom et son héritage patrimonial, 40 années après son décès ? À sa mort, l’homme valait 30 millions de dollars. Aujourd’hui, il en vaudrait bien plus.
Car non seulement le chanteur de Get up, Stand up continue de vendre des disques partout dans le monde, mais la marque Marley s’est diversifiée. Sous son nom se vendent désormais des produits attendus (la marijuana), comme des marchandises plus surprenantes (café, valises, sodas).
L’empire Marley a rapporté en 2020 14 millions de dollars à ses ayants droit, et à tous les détenteurs de licences permettant d’utiliser son nom et son image. Le plus célèbre des Jamaïcains est même devenu la huitième célébrité décédée qui gagne le plus au monde selon le magazine économique américain Forbes en 2020.
Retour sur la saga Marley, un empire financier très disputé qui est devenu, au fil du temps, une marque… presque comme les autres.
Le temps de la dispute intrafamiliale
"Son corps n’était pas encore froid dans sa tombe que les charognards se disputaient déjà ses possessions terrestres", constatait sa mère, Cedella Booker, peu de temps après la mort du reggae man à l’âge de 36 ans. Chez lui, on ne retrouve aucun testament, à la surprise des membres de son groupe légendaire, The Wailers, avec lesquels il est devenu célèbre.
Le guitariste, Al Anderson, comme le bassiste, Aston Barrett, témoignent d’un document qui aurait scindé l’héritage de la star jamaïcaine en deux. La moitié pour son groupe, l’autre pour ses femmes et ses nombreux enfants légitimes et illégitimes. Le testament aurait été détruit ; il ne sera jamais retrouvé.
En l’absence de ce document légal, la loi jamaïcaine s’applique : ce sera 10 % pour la femme de Bob Marley, Rita Marley, le reste pour ses enfants. Pendant plusieurs mois, une vaste enquête est menée pour retrouver l’ensemble de sa progéniture.
Car si le représentant des rastafaris a eu quatre enfants de sa femme, on en reconnaitra sept autres de ses maîtresses, après avoir passé des annonces dans la presse et enquêtés sur des centaines de personnes se déclarant fils ou fille de Bob Marley.
Mais l’histoire ne fait que commencer. Sa femme imite la signature de son défunt mari, et crée un testament qui la désigne comme héritière majoritaire. Selon ce faux, elle hérite de 98 % du patrimoine. Mais cinq ans après, elle se rétracte, et admet la supercherie. Elle ne perd cependant pas tout.
En 1991, elle finit par obtenir les droits d’exploitation du catalogue Island, la maison de disques qui gère une partie de l’empire musical de Bob Marley. Il faudra attendre 1995, soit 14 ans après la mort du plus célèbre chanteur de reggae, pour que soit prononcé un jugement définitif. Rita Marley, veuve "officielle" du chanteur, et ses enfants, Stephen, Cedella et David, dit Ziggy, sont considérés comme les héritiers directs de l’empire Marley.
Éco-mots
Maisons de disque
Dans le monde de la musique, les musiciens passent des contrats avec des maisons de disques ou des labels. Ce sont eux qui enregistrent et exploitent commercialement les morceaux en vendant à l’époque cassettes, disques vinyles, puis CD et diffusion en streaming aujourd’hui. En fonction du contrat passé avec l’artiste, ils peuvent aussi avoir le droit d’exploiter ces enregistrements dans des compilations et des best-of.
Les membres du groupe The Wailers écartés
Entre-temps, la veuve prend soin d’écarter de la succession le groupe The Wailers avec qui Bob Marley avait cosigné de nombreuses chansons, dont cinq albums enregistrés entre 1973 et 1977. À la mort de Bob Marley, les membres de son groupe ne peuvent se prévaloir d’aucun contrat.
À l’époque, il n’existait ni société d’enregistrement, ni gestion à proprement parler de droits d’auteur. Les musiciens étaient souvent payés à la tâche, après un enregistrement en studio ou après un concert. Bob Marley, qui était le compositeur des chansons, touchait généralement la totalité de ces rémunérations. Il en gardait la moitié, et reversait le reste aux membres de son groupe. À sa mort, ces derniers espèrent toucher la moitié des revenus engendrés par leurs albums.
Mais ils n’auront que quelques centaines de milliers de dollars avant d’être contraints de renoncer à leurs droits. Entre 1981 et 1986, Rita Marley leur signe d’abord plusieurs chèques, pour une totalité de 1,5 million de dollars.
Puis en 1992, c’est Chris Blackwell, le directeur de la maison de disques qui gère une partie de l’empire musical de Bob Marley, Island Record, qui leur verse, une dernière fois, 500 000 dollars, contre le renoncement de leurs droits sur toutes les chansons réalisées avec la star jamaïcaine.
Les membres des Wailers renoncent à leurs droits
Cela signifie qu’en échange des sommes reçues, ils acceptent de ne plus être rémunérés au titre du droit d’auteur (pour la création du morceau composé à la fois des textes et de la musique) et des droits voisins (pour leur interprétation du morceau).
C’est la dernière fois qu’ils toucheront quelque chose au titre de co-auteurs de ces cinq albums.
La bataille avec Universal Records
Enfin, une dernière bataille dans cette saga judiciaire, cette fois dans les années 2000, oppose la famille Marley à Universal Records, la maison mère d’Island Record qui vend une partie des disques de Bob Marley dont les cinq albums réalisés avec les Wailers.
Rita Marley, en tête, conteste certaines utilisations des morceaux de Marley, dont le téléchargement numérique qui commence à se généraliser, et le fait d’utiliser des mélodies de chansons de Bob Marley pour des sonneries téléphoniques.
Il faudra une dizaine d’années pour que la justice tranche : la maison de disques est bien reconnue comme la propriétaire légale et de plein droit des cinq albums.
Le temps du business autour de la Marley Mania
Selon le magazine Forbes, la plupart du chiffre d’affaires de l’empire de Bob Marley provient de ses écoutes musicales, qui ont grimpé en flèche en 2020 : la légende du reggae a accumulé, l’année dernière, plus d’un milliard d’écoutes dans le monde.
Les albums collection
Pour les maisons de disques qui gèrent ses hits-parades, les albums de Bob Marley sont de vraies mines d’or. À commencer par les cinq albums gérés par Chris Blackwell, le producteur d’Island Records.
Cette maison de disques avait enregistré et diffusé toutes les chansons de Bob Marley entre 1972 et 1980. Elle obtient le droit de continuer à les exploiter, et fait paraître en 1984 un album, Legend, qui sera vendu à quinze millions d’exemplaires dans le monde entier.
Plus récemment, en 2018, Island Records signe un contrat de 50 millions de dollars avec Primary Wave Music Publishing. Cette société américaine est spécialisée dans l’édition musicale. Elle réalise des campagnes agressives de branding et de marketing pour ce que son fondateur, Larry Mestel, appelle "le business des icônes et des légendes".
Mais la musique de Bob Marley n’est pas la seule source de revenus de l’empire Marley.
La folie des produits dérivés estampillés “Marley”
En 2001, le clan Marley crée la société House of Marley, gérée par quatre de ses enfants, Rohan Marley, responsable de la marque, Cedella, Stephen et Ziggy, tandis que les autres siègent à un conseil d’administration et se partagent les recettes du groupe. Il ne s’agit plus de vendre les disques de leur père, mais… son image. Car la figure de Bob Marley est devenue une icône mondialement connue, qui rapporte gros.
"Tu peux entrer dans n’importe quel quartier chic ou n’importe quel ghetto du monde si tu as un tee-shirt Bob Marley", commentait Manu Chao. L’image de Bob Marley véhicule des valeurs très diverses. “C’est la voix de la souffrance et de la résistance du tiers-monde”, écrivait le critique Jon Pareles au New York Times.
Mais pas seulement : icône du métissage, de la paix, pour celui qui reçut la médaille de la paix de l’ONU, du panafricanisme, de la marijuana, du rastaman et même du foot pour celui qui adorait le ballon rond. Ces nombreuses facettes permettent de multiplier les marchés possibles, ce dont ne se sont pas privés ses ayants droit avec la création d’une multitude de produits dérivés.
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Produit dérivé
En marketing, il s’agit de créer des produits qui s’inspirent d’une œuvre (comme l’univers de Star wars) ou qui s’appuient sur la notoriété d’une star pour vendre un produit. Le marché des produits dérivés d’icônes mortes fonctionnerait particulièrement bien et serait une valeur sûre pour les investisseurs, car ces derniers seraient à l’abri des frasques potentielles des icônes vivantes. Les acheteurs de ses produits auraient l’impression, en ayant une tasse à l’effigie de Bob Marley, ou un vinyle de la House of Marley, de retrouver une part de leur icône morte. La clef est d'activer une certaine nostalgie.
La House of Marley commence par vendre des vinyles, des écouteurs et des enceintes haut de gamme, avant de se lancer dans du café estampillé Marley. En 2020, cette société aurait engrangé 726 282 dollars de chiffre d’affaires.
La famille gagne aussi de l’argent en revendant certaines utilisations du nom Marley, ou de photos à d’autres entreprises. En 2009, c’est la société Hilco Consumer Capital qui obtient le droit d’utiliser, contre une vingtaine de millions de dollars, le visage de Bob Marley, encadré de ses célèbres dreadlocks, ainsi que d’autres marques de la société familiale pour de nombreux produits : bagages, jeux vidéo, instruments de musique, papeterie.
Elle obtient même le droit de créer “Marley Lager”, une bière jamaïcaine à l’effigie du chanteur, et entend commercialiser des casques, des snowboards, des posters et des écrans de veille.
En 2014, la famille de Marley et une société américaine de capital-risque annoncent vouloir faire de la star jamaïcaine le visage de ce qu’ils appellent "la première marque mondiale de cannabis". La marque de cannabis, appelée sobrement la “Marley Natural”, est présentée comme l’herbe officielle de Bob Marley. Elle est vendue dans des pays où le cannabis récréatif est autorisé, comme dans certains États américains.
Et la liste des produits estampillés Marley est sans fin : cigarettes (Natural Marley Spirit Cigarettes), vêtements, briquets, accessoires de téléphones, skateboards, chaussures, collection complète de vêtements et de chaussures Adidas, instruments de musique et même sodas relaxants…
Forbes souligne que House of Marley, sa ligne d’enceintes, de vinyles, de casques, ainsi que les ventes de T-shirts et de briquets à son effigie, ont également ajouté plus de 3 millions de dollars à l’empire Marley en 2020.
Face à la marchandisation de son nom, et de son image, le chanteur Bob Marley aurait certainement été inspiré. N’avait-il pas dit, peu de jours avant de mourir, à son fils Ziggy, maintenant à la tête de son empire financier : “l’argent ne peut pas acheter la vie".
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