Sociologie

Applications de rencontres, pourquoi elles sont inefficaces 

Marché saturé (en apparence), mauvaise réputation, utilisateurs insatisfaits, modèle reposant sur la gratuité… Sur le papier, les Tinder, Happn, Bumble, Badoo et autres applications de rencontres devraient avoir disparu depuis longtemps. Pourtant, elles brassent des milliards.

Lucile Chevalier
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© Getty Images/iStockphoto

UneduHS8.png Cet article est extrait de notre hors-série consacré à l'amour. À retrouver en kiosque.

Devinette : quel est le comble pour une application de rencontres ? En promettre de belles tout en traitant ses salariées comme des objets sexuels. La mauvaise blague débute en 2011, quand Whitney Wolfe participe, avec ses partenaires masculins, à la création du fameux Tinder.

L’amour va durer trois ans et se terminera mal : Whitney Wolfe poursuit son ex-employeur en justice pour discrimination et harcèlement sexuel ! Avec le million de dollars de dédommagement qu’elle aurait touché, elle crée, en 2014, une application concurrente. Bumble se distingue en autorisant exclusivement les femmes à faire le premier pas.

L’avenir lui sourit : Andrey Andreev, le fondateur de Badoo – une autre appli de rencontres – est séduit et lui propose un partenariat. L’idylle, cette fois, dure cinq ans avant que le scandale n’éclate à nouveau.

En 2019, les employés londoniens de Badoo accusent, dans les pages du magazine Forbes, leur patron, Andrey Andreev, de diffuser une culture toxique et misogyne. Les lecteurs apprennent notamment que les mises à jour techniques de l’appli sont baptisées d’après les noms « de scène » des stars du porno. Une enquête est diligentée et le patron reste, mais son nom est discrètement retiré de l’organigramme officiel.

L’été dernier, c’est au tour d’une application française d’être couverte d’opprobre. Le fondateur et dirigeant d’Happn quitte précipitamment l’entreprise après avoir été accusé, sur Mediapart, par 70 anciens et actuels salariés de sexisme et de violences sexuelles. Décidément…

Inscrit(e) sur plusieurs applis

À l’ère #MeToo, ces affaires peu reluisantes sur les coulisses du marché des rencontres amoureuses auraient pu provoquer des appels au boycott et refroidir les ardeurs des investisseurs.

Étrangement, les milliards continuent de pleuvoir sur ces employeurs qui traînent des casseroles. Lors de la dernière Saint-Valentin, le groupe Bumble, à peine entré en Bourse, est valorisé à 13 milliards de dollars, son concurrent Match Group (maison mère de Tinder) à 45 milliards de dollars.

Quant à la Française Happn, elle a levé en sept ans 35 millions d’euros. En outre, chaque année, des dizaines d’entrepreneurs appâtés par ce nouvel eldorado se lancent et parviennent eux aussi à croquer une part du gâteau d’un marché qu’on imaginerait saturé avec ses plus de 2 500 sites et appli de rencontres.

On épuise rapidement les opportunités de rencontres via ses amis, sa famille ou ses collègues, alors qu’on n’a jamais fait le tour de Tinder, les possibilités de rencontres y sont infinies,
Catherine Lejaelle,

Sociologue

« Les célibataires n’ont pas une pratique “monogame” des applis. Pour maximiser leurs chances de faire de belles rencontres, ils sont inscrits sur plusieurs en même temps », indique Catherine Lejealle, sociologue chercheuse à l’ISC Paris Business School.

Il faut dire que les investisseurs ont de quoi être rassurés tant le marché est porteur. Depuis que ces applis existent, le nombre de célibataires et donc d’utilisateurs potentiels ne cesse d’augmenter.

En 2008, année de lancement d’Adopte un mec, 37,2 % des Français âgés de 15 ans ou plus étaient célibataires, selon l’Insee. Dix ans plus tard, l’Institut en recense 41,3 %.

Une preuve de l’inefficacité des applis ? Sûrement. Mais rien n’entame l’espoir des célibataires. Ils et elles sont toujours plus nombreux et nombreuses à télécharger ces applis.

Segmenter pour appâter

Sur le marché des applis, il y en a pour tous les goûts, tous les âges, toutes les passions… même les plus rares. C’est d’ailleurs comme cela qu’elles se partagent le marché et se distinguent : en visant un segment très ciblé de la population.

Pour les amoureux de la nature rêvant de week-end en amoureux dans une ferme bio, intraitables sur le tri des déchets et ne loupant aucune intervention de Greta Thunberg, il y a GreenLovers, Amours Bio et Bioflirt. Mais gare au cas de conscience : augmenter son empreinte numérique pour trouver l’amour durable, est-ce pardonnable ?

Pour les anti-Casanova qui cherchent moins à multiplier les conquêtes qu’à trouver l’élu(e), il y a Once, lancée en 2015. Chaque jour, l’algorithme vous propose un seul et unique profil. Cela évite de faire le tri soi-même et permet de trouver « la » personne ou à l’inverse de ronger son frein jusqu’au lendemain.

Pour ceux qui votent à droite ou ceux qui votent à gauche, il y a aussi des applis : Righter pour les trumpistes, aux États-Unis ; Gauche-rencontre et Droite-rencontre en France. Les Insoumis aussi avaient lancé, lors de l’élection présidentielle de 2017, leur propre Meetic sur Facebook : Insoumeetic. Qui sait, peut-être la mayonnaise prendra-t-elle à nouveau dans les mois à venir…

En 2020, App Annie, société spécialisée dans l’analyse de données mobiles, a comptabilisé 560 millions de téléchargements. Pas étonnant, puisque « cela ne leur coûte rien. L’inscription est gratuite et ne prend que quelques minutes », précise la sociologue Catherine Lejealle pour justifier le succès de ces applis alors que leurs aînées avaient fait un bide.

« Dans les années 1980, seule une personne sur 50 en France avait recours aux petites annonces ou à une agence matrimoniale. Aujourd’hui, environ une personne sur quatre (âgée de 18 à 65 ans) a déjà utilisé une application ou un site », rapporte la sociologue Marie Bergström, dans Les Nouvelles Lois de l’amour (éd. La Découverte).

Commissions sur données

Mais si c’est gratuit, pourquoi les investisseurs avides de rendement y placent-ils leurs billes ? Comment Match Group (Tinder), pour ne retenir qu’un exemple, parvient-il à engranger deux milliards de dollars de chiffre d’affaires par an ?

« Ces entreprises, comme les Airbnb, Leboncoin, Blablacar et autres plateformes mettant en relation des inconnus, font partie du marché “Biface”. En son sein, les utilisateurs créent à la fois l’offre et la demande. Pour que l’une et l’autre grossissent et que le marché fonctionne en permettant à chacun d’y trouver son bonheur, il faut attirer un maximum d’utilisateurs. D’où la gratuité », explique Béatrice Béatrice Durand-Mégret, enseignante-chercheuse en stratégie marketing à l’EMLV et étudiant les applis et sites de rencontre avec l’économiste Valérie Rabassa.

En Chiffres

5 millions

Nombres de personnes abonnées à un accès premium sur Tinder

Vinted ou Leboncoin se rattrapent ensuite en prélevant une commission sur les transactions, sur la vente des données collectées et sur les publicités. Tinder et consorts usent de ces deux derniers leviers, mais il leur est plus compliqué de prendre une obole sur une « transaction amoureuse ».

Alors elles jouent sur les abonnements payants. Ils coûtent de 15 à 35 euros par mois, et même si moins d’un dixième des utilisateurs y souscrivent, cela pèse.

Plus de cinq millions de personnes paient un accès premium sur Tinder, ils sont 1,1 million à payer sur Bumble et sur Badoo. Au total, en 2020, les consommateurs internationaux ont ainsi dépensé trois milliards de dollars, rapporte App Annie.

« Liker » utile

Mais pourquoi vouloir payer quelque chose que l’on peut avoir gratuitement ? « En payant, vous boostez la visibilité de votre profil et le nombre de matchs que vous pourrez faire. Vous pouvez aussi voir qui vous a liké, ce qui vous permet de “liker utile”. Car pour qu’il y ait “match”, et donc possibilité de mise en relation, les deux utilisateurs doivent se liker l’un l’autre. Les hommes hétérosexuels, très majoritaires sur ces applis, ont donc tendance à liker à tout va, dans l’espoir de faire une touche. Payer un abonnement leur fait gagner beaucoup de temps », éclaire Vincent Mangematin, économiste, doyen à la Kedge Business School et auteur des Business models du célibat (Temporis).

À l’inverse, ceux qui ne paient pas « swipent » ou likent des heures durant, pour leur plus grande insatisfaction1. Selon une enquête de l’UFC-Que Choisir, sur 27 contacts établis en moyenne par utilisateur, seuls cinq aboutissent à une rencontre physique, dont une seule se transforme en vraie histoire. Pire, une femme sur trois y a été victime d’injures ou de menaces2.

Pourquoi rester alors, voire enfoncer le clou en téléchargeant de nouvelles applis ? Qui retournerait dîner chez un ami après y avoir été victime à plusieurs reprises d’intoxication alimentaire sous prétexte que c’est gratuit ?

« On épuise rapidement les opportunités de rencontres via ses amis, sa famille ou ses collègues, alors qu’on n’a jamais fait le tour de Tinder, les possibilités de rencontres y sont infinies », avance la sociologue Catherine Lejaelle.

« Quelle est la probabilité de gagner un jour au Loto ? Infime, comme celle d’aimer et d’être aimé en retour », assène Béatrice Durand-Mégret, avant de conclure : « Cela n’empêche pas de jouer. Car au bout, il y a cet espoir de faire partie des heureux chanceux. »

Quelle est votre cote sur le « love market » ?

Un matin de janvier 2016. Judith Duportail est journaliste pour le site du Figaro et lit les derniers articles en vue de la conférence de rédaction de 8 h 45. Côté vie perso, elle se remet d’une rupture amoureuse en cherchant à faire des rencontres sur les applis : Tinder, OkCupid, Adopteunmec, Happn.

En moins de quelques minutes, la lecture d’un article du site Fast Company, titre économique américain, provoque sa fureur et la blesse. Elle y apprend que sur Tinder, les usagers sont cotés et classés selon leur niveau de « désirabilité », comme on évalue le niveau des joueurs d’échecs, des équipes de football et des joueurs de Warcraft.

C’est le classement Elo, inventé par Arpad Elo (un physicien américain passionné d’échecs) et adopté dès 1960 par la Fédération américaine des échecs. Schématiquement, pour gagner des points et faire monter sa cote, il faut gagner des tournois.

Néanmoins, toutes les parties d’échecs ne se valant pas, on gagne plus de points si on bat un maestro comme Bobby Fisher qu’en l’emportant sur un débutant. Tinder a adopté et adapté Elo, avant de l’abandonner en 2019, du moins officiellement.

Avant 2019 donc, plus on glissait votre profil à droite, signe que l’on vous trouve désirable et que l’on aimerait bien vous rencontrer, plus votre cote montait et plus vous aviez de chances d’être présenté(e) à une multitude de prétendant(e)s.

Et votre cote montait encore plus si vous aviez la chance d’être « swypé » à droite par une bombe, très cotée aussi.

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1. Selon un sondage YouGov réalisé auprès de 4 076 personnes en 2020, huit utilisateurs européens sur dix ne sont pas satisfaits de leur expérience des applis de rencontre. Pourtant, 67 % d’entre eux y passent jusqu’à quatre heures par semaine.

2. Enquête de 2018 auprès de 1 892 inscrits à la newsletter hebdomadaire de Que Choisir

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