En Chiffres
90 %
La part de rappeurs dans les 10 artistes les plus écoutés en streaming sur la plateforme Spotifiy entre 2010 et 2019.
D’après une étude conduite en 2019 par Spotify France, 9 des 10 artistes les plus « streamés » de la décennie passée, sur la plateforme, étaient des rappeurs parmi lesquels Jul, PNL, Ninho ou encore Damso. Et d’après le Syndicat national de l’édition phonographique, le rap (français et international) représentait 81 des 200 albums les plus vendus de 2019 dans l’Hexagone.
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Le « bitume avec une plume »
L’habileté à manier les mots joue certainement un rôle dans ce succès. Cette compétence fine fait partie de l’ADN du rap. Historiquement, deux MC (maîtres de cérémonie) s’affrontaient lors de compétitions d’éloquence (battles) pour introduire un DJ qui était alors le clou du spectacle2.
On a vraiment l’impression de s’adresser à l’auditeur. On peut se permettre d’être plus frontal, incisif.
lllustre,chanteuse de rap.
À partir des années 1970, le rap a aussi servi de miroir de la société. Les rappeurs ont mis en lumière des situations souvent liées à l’exclusion sociale et aux inégalités. Sans « grandes phrases de grands écrivains », comme le résumaient les membres du groupe X-Men3 il y a quelques années : « On écrit notre poésie de rue. On écrit comme on parle. » Le « bitume avec une plume », jurait Booba.
Pour coller à cette promesse, les rappeurs ne cessent de renouveler et d’adapter leur vocabulaire. « Les mots évoluent au fil des années. Il y en a de nouveaux tout le temps », précise la rappeuse nommée... Illustre. C’est d’ailleurs ce qui séduit les publics, souligne Ouafa Mameche, éditrice et journaliste spécialiste du sujet : « Avec les rappeurs, ils parlent le même langage. »
C’est ce que préfère Illustre. « On a vraiment l’impression de s’adresser à l’auditeur, plus que dans d’autres genres musicaux. On peut se permettre d’être plus frontal, incisif », confie celle qui voulait, plus jeune, être poète.
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Ça s’dit pas, ça s’slame !
Si le slam et le rap ont en commun la maîtrise des mots, ces deux arts diffèrent énormément. Sur la mélodie, principalement. « À la base, le slam, c’est une personne qui récite un texte », souligne Govrache, qui exerce dans ce répertoire. Une voix nue, sans musique.
Plus que le rap, le slam est une pratique accessible : que l’on soit jeune, âgé, femme, homme, enfant… « Tout le monde peut écrire ! », s’exclame l’artiste qui tient tout de même au respect d’une contrainte mélodique dans ses textes.
Spécialiste du sujet, l’anthropologue Luigia Parlati explique avoir été étonnée par la diversité des formes du slam : de l’improvisation à la lecture de texte à voix haute en passant par la déclamation les yeux fermés…
Si le slam n’a pas la même assise que le rap dans l’industrie musicale française, cet art s’est fortement démocratisé depuis le milieu des années 2000. « Ceci s’explique par le succès de Grand Corps Malade, indique Luigia Parlati. Il y a un avant – où le slam était pratiqué dans les bars de manière assez informelle – et un après, où beaucoup de scènes se sont créées. »
Ce n’est pas tout : « Il y a aussi eu une récupération de la pratique pour valoriser la langue française. » Des écoles aux prisons, on a vu fleurir des ateliers de slam un peu partout.
Guetter la punchline
Pour Lino, du groupe Ärsenik, il s’agit de « boxer avec les mots »4. À l’aide de punchlines, ces phrases chocs, percutantes, qui marquent les esprits. « C’est important d’en avoir », explique le rappeur Vin’s, qui a commencé à écrire à l’âge de 12 ans. « Elles permettent de faire jaillir une idée forte, quelque chose qui a du caractère. Sans ces coups de poing verbaux, le texte paraîtrait lisse » confie l’auteur de la chanson #MeToo. La punchline : « Y a plus de femmes qui tombent sous les coups, que de maris qui tombent sous écrous. »
Attention ! Ne pas confondre les punchlines avec les gimmicks, qui sonnent bien à l’oreille mais ne disent rien, prévient l’artiste. « Aujourd’hui, on a tendance à relayer le texte au second plan, alors que dans le rap des débuts, on voulait faire de la langue française un trésor », complète le rappeur quadragénaire Kohndo. Des exemples ? Les punchlines de Kery James, largement reconnu pour ses paroles percutantes : « La banlieue a une voix, je ne suis qu’un d’ses hauts-parleurs. » Oxmo Puccino a aussi de belles références : « T’imagines même pas le pouvoir de mes textes. J’suis même pas au refrain, et il est déjà dans ta tête. »
De la « trap » dans le rap
Pour expliquer ce glissement, la philosophe Benjamine Weill fait le parallèle entre le rap et la société. « De manière générale, l’art oratoire a perdu de sa valeur. On travaille sur des ressentis plus que sur le sens. On retient la punchline plus que le texte. On est entrés dans une culture du slogan, et cette évolution se constate aussi dans l’écriture des rappeurs. »
Le rap a changé ses codes : la « trap » s’est généralisée en France. La mélodie a pris davantage de place face au texte. « Beaucoup de rappeurs chantent désormais les refrains. Certains utilisent des logiciels pour modifier leur voix. On mixe les genres, remarque Illustre, qui écrit généralement la mélodie de son texte à partir d’une instru. » Par conséquent, « il a fallu épurer les textes là où auparavant, on faisait de gros blocs. Enlever des pronoms, aller à l’essentiel pour toucher la cible plus rapidement », détaille Vin’s.
Mais pour le rappeur Kohndo, premier prof de ce genre musical en France, la recette d’un morceau de rap se trouve dans son assemblage : « Une belle phrase ne porte que si elle est corrélée à la musique, ce sont les deux ensemble qui transmettent une émotion. » Celui qui a notamment collaboré avec Nekfeu ajoute : « Pour être éloquent, une bonne idée ne suffit pas. Il faut savoir l’envoyer. »
Notes
1. 5 % des Français déclaraient écouter régulièrement du rap en 1997 contre 14 % en 2008, d’après les études « Pratiques culturelles des Français » menées par le ministère de la Culture.
2. et 3. « Le rap comme poétique du langage ordinaire », mémoire de Manon Labourie, Philosophie, 2017.
4. Citation issue du Recueil à punchlines, Éditions du commun, octobre 2020.
Pour aller plus loin
Une histoire du rap en France, Karim Hammou, La Découverte, 2014.
Au mic citoyens !, Benjamine Weill, Puits 23, octobre 2020.
La boîte à quiz « L’Obsession rap », L’ABCDR du son, novembre 2020.