Cet article est extrait de notre hors-série consacré à l'amour. Retrouvez-le en kiosque le 12 janvier 2022.
A priori, quand on est en couple, on se dit que l’argent et l’amour n’ont rien à voir. Après tout, qui songerait à faire un lien entre son salaire et le sentiment profondément amoureux que l’on ressent pour une personne ?
Plus étonnant encore, à qui viendrait l’idée de lister tous les produits de la salle de bains pour vérifier s’ils sont utilisés par soi-même ou par son partenaire ? Et la contraception, qui la paie ?
Lucile Quillet, autrice et journaliste, a fait l’addition. Dans son ouvrage Le prix à payer. Ce que le couple hétéro coûte aux femmes, elle calcule ce que les normes d’un couple hétéro coûtent à chacun. Et attention, spoiler : les femmes dépensent beaucoup plus que les hommes. Pour L’Éco l’a interrogée.
Pourquoi elle ?

Lucile Quillet est autrice et journaliste, experte des problématiques de genre. En octobre 2021, elle publie son premier essai Le prix à payer. Ce que le couple hétéro coûte aux femmes, aux éditions Les liens qui libèrent.
Pour L’Éco. Dans votre ouvrage, vous questionnez « le couple [hétéro] est-il une arnaque pour les femmes ? » Comment êtes-vous arrivée à cette question ?
Lucile Quillet. Cela fait plusieurs années que j’écris sur la vie des femmes. On a beau avoir toute la volonté du monde, faire du coaching et être dans l’empowerment, à un moment, on se butte à des réalités qui sont extérieures à nous. Et la vie personnelle en fait partie.
En général, quand les femmes parlent des inégalités qu’elles ressentent, on les renvoie beaucoup à leur subjectivité. On leur dit que c’est leur ressenti personnel, leur cas particulier, qu’elles sont trop sensibles, paranoïaques.
Pour y répondre, j’ai pensé qu’il était nécessaire de convoquer l’objectif, donc les chiffres, le rationnel. Tout ce langage pas du tout ravissant et complètement à l’opposé de ce qu’est l’amour.
Mais dans notre société, on valorise les choses, les métiers, les activités en fonction de l’argent qui y est rattaché. Ce livre, c’est donc une grande addition de ce qui est donné au couple. Ce n’est pas contre l’amour, mais ce n’est pas parce qu’on s’aime, qu’il n’y a pas d’inégalités.
Vous écrivez « aimer un homme ne vous appauvrit pas. Vivre dans un couple hétéro qui répond aux normes sociales, oui. » Pouvez-vous nous en dire plus sur ces normes sociales ?
Quand je parle d’hétéro, ce n’est pas uniquement l’orientation sexuelle, mais cette espèce d’idéal de vie. Cette partition hétérosexuelle où des rôles, des attributs, et des prérequis sont donnés aux hommes et aux femmes : les premiers comme pourvoyeurs, censés ramener l’argent et assurer la stabilité. Les secondes doivent être dans le soin, l’affectif.
Ça veut dire que des femmes lesbiennes peuvent très bien ressentir cette charge esthétique et qu’on peut payer le prix du couple hétéro en étant célibataire, du moment où l’on cherche à répondre à cette norme, qu’on se dit que, pour être dans un couple, il faut s’épiler, être sous contraception, imberbe, etc.
Lire aussi > L’économie marche mieux avec les femmes
Les coûts pour le couple commencent donc bien avant d’être dans une relation amoureuse…
Tout à fait. C’est le cas pour la charge esthétique, à laquelle on ne pense pas. J’ai fait le calcul dans ma salle de bains. J’arrive à 1 000 euros de panier de produits, crème, maquillage qui sont à mon usage exclusif. J’entends bien que toutes les femmes n’ont pas 1 000 euros autour de leur lavabo. Mais ce qui est intéressant, c’est qu’il y a un écart énorme avec mon conjoint. C’est un exercice que j’incite à faire dans tous les couples.
Ça prouve que les femmes ont de l’argent, mais tout ce qu’elles vont dépenser en épilation (21 600 euros entre 20 à 50 ans), en maquillage pour correspondre à cette charge esthétique de la « belle femme hétéronormée », ça aspire de l’argent. Des sommes qui pourraient être investies ailleurs.
Je n’émets pas de jugement de valeur. Ce n’est pas forcément un mauvais investissement de s’acheter du maquillage quand il nous fait nous sentir bien. Mais il s’agit de dire : c’est quand même dingue tout ce qu’on doit dépenser pour être considérée comme une personne soignée, compétente au travail, féminine, etc.
Ce que les petites filles apprennent, ce n’est pas à désirer les autres, mais à désirer être désirées.
Naomi Wolf, citée par Lucile QuilletQuand la beauté fait mal, aux éditions First, 1991.
« Ne pas tomber enceinte, se protéger des maladies, renouveler le jeu érotique, consulter, anticiper, veiller, s’instruire… » Vous évoquez aussi les charges sexuelle et contraceptive qui reposent sur les femmes.
Oui, là aussi, on y pense à peine. Combien de fois j’ai entendu : « C’est bon, la pilule, ça coûte deux euros. » Sauf que toutes les pilules ne coûtent pas 2 euros, toutes les méthodes de contraception ne sont pas remboursées (le patch contraceptif coûte entre 171 et 184 euros annuels).
Et puis, il y a tout le suivi médical (« la consultation chez le médecin, gynécologue ou sage-femme prescripteurs à hauteur d’une vingtaine d’euros. Le reste à charge grimpe d’un coup entre 100 et 141 euros annuels. 140 euros multipliés par trente-cinq années de contraception, ça fait minimum 4 900 euros »).
Les hommes n’ont pas forcément conscience qu’ils n’ont pas les enfants dont ils ne voulaient pas, parce qu’il y a des femmes qui ont fait le travail derrière. Évidemment, ce n’est pas que de l’argent. C’est du temps, une organisation, une charge mentale.
Pour la charge sexuelle, c’est aussi difficile de chiffrer, mais tous les livres de développement personnel, la presse que vous allez acheter pour savoir « comment raviver la flamme, est-ce que votre couple va bien ? », la lingerie (« les femmes dépensent cinq fois plus en lingerie que les hommes »), tout ça a un coût.
Qu’est-ce qui vous a le plus étonné lors de vos recherches ?
Une découverte que je ne pensais pas faire a été tout le sexisme d’État. Dans les considérations administratives du statut de l’un et de l’autre, on voit qu’il y a encore beaucoup à faire au niveau politique : on conditionne par exemple la pension de réversion d’une veuve au fait de ne pas se remettre en couple ou au fait d’être précaire. Cette condition à la non remise en couple est hallucinante.
Dans le cas d’un divorce, le père d’un enfant dont il n’a pas la garde, peut demander à payer moins de pensions alimentaires si la mère se remet en couple parce qu’elle fait des économies d’échelle.
En gros, lorsqu’une femme habite avec un homme, ça veut forcément dire qu’il partage ses revenus avec elle, qu’elle est tributaire de sa générosité et qu’il est son bienfaiteur.
Lire aussi > Grand écart #1 Les vrais chiffres de l’inégalité salariale entre femme et homme
Comment me retrouvais-je avec un panier approximatif de 1 000 euros de produits, là où mon compagnon ne déboursait que 4,99 euros ? Combien de milliers d’euros ai-je dépensé depuis mon adolescence en produits de beauté ? Mais surtout, pourquoi ? Si je ne sais pas vraiment ce que signifie être une femme, je sais en revanche que ça coûte plus cher.
Lucile QuilletLe prix à payer. Ce que le couple hétéro coûte aux femmes
Certaines inégalités ne dépendent pas des individus…
Oui, vous pouvez être dans un couple hyperégalitaire, à un moment, quand l’État calcule de façon sexiste les prestations compensatoires, les pensions alimentaires (170 euros en moyenne), c’est révoltant.
Finalement, il y a toute une déresponsabilisation de l’État et de la société vis-à-vis des femmes que l’on renvoie à leur responsabilité. On leur dit « tu as choisi de te séparer, d’être à temps partiel, il ne faut pas s’étonner ». C’est très injuste parce que si les femmes faisaient grève demain, il y aurait de gros problèmes, à commencer par la garde d’enfants puisqu’on manque de crèches en France.
Si les femmes ne faisaient pas ce travail-là, les hommes devraient quitter plus tôt leur poste pour aller les chercher. Des secteurs économiques, qui nécessitent un investissement présentiel très important, ne pourraient plus fonctionner. Il faut donc arrêter de renvoyer les femmes à leurs choix personnels et comprendre que beaucoup de personnes bénéficient de leur travail : leur conjoint, mais aussi la société et l’État.
Que peuvent néanmoins faire les couples à leur échelle pour repenser leur relation de manière plus égalitaire ?
Lorsqu’il y a des inégalités, c’est déjà intéressant de se demander « est-ce que c’est juste de faire 50/50 pour nos dépenses ? » Ça veut aussi dire faire participer son conjoint pour les frais de contraception par exemple.
Les femmes peuvent prendre conscience de tout ce qu’elles dépensent pour être la « bonne candidate au couple ». Ça ne veut pas dire arrêter de se maquiller, mais se demander « est-ce qu’on a vraiment besoin de dépenser tout ça pour être aimée ? »
Les hommes peuvent également réfléchir à cette charge esthétique. La façon dont ils apprécient le corps des femmes est politique. C’est compliqué de dire ça, ça ne va pas changer du jour au lendemain. Mais on peut essayer au moins de le reconnaître et il faut être indulgent avec soi-même et avec l’autre.
Enfin, il ne faut pas hésiter à questionner son rapport à l’argent. Les femmes ont tellement été éduquées dans cette idée où parler d’argent est vilain, contraire à l’amour, que « quand on aime, on ne compte pas ». Ça les pénalise. Or, il faut faire du sujet de l’argent un sujet comme un autre.
Lire aussi > L’apogée de l’inclusion des femmes, c’était il y a 5 000 ans
Pour aller plus loin
Le prix à payer. Ce que le couple hétéro coûte aux femmes, Lucile Quillet (Les liens qui libèrent, 2021)
Beauté fatale : Les nouveaux visages d’une aliénation féminine, Mona Chollet (La découverte, 2015)
Le capitalisme patriarcal, Silvia Federici (La Fabrique éditions, 2019)
Sortir de l’hétérosexualité, Juliette Drouar (Binge Audio, 2021)