Un chiffre accablant. Entre 1950 et 2020, 216 000 mineurs auraient été victimes d’agression sexuelle au sein de l’Eglise Catholique, selon un rapport baptisé « Sauvé » du nom du président de la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Eglise (Ciase). Qui précise que plus de 115 000 autres jeunes auraient pu être agressés par des travailleurs laïcs affiliés à l’Eglise.
L’heure est désormais à la réparation. Dont « on peut espérer qu’elle soit aussi intégrale que possible, car elle ne sera jamais totale », admet Jean-Marie Burguburu, membre du Ciase et président de la Commission nationale consultative des droits de l'homme (CNCDH). Au printemps, l’Eglise a fondé l’Instance nationale indépendante d’attribution (Inia), qui, à partir de 2022, instruira chaque dossier de manière personnalisée.
Quant au mode de calcul de cette indemnité, « Il est encore trop tôt » pour le détailler. « Prenons toutefois le cas d’une personne qui a dû payer, à la suite d’une agression sexuelle, des soins psychologiques durant des années », illustre Jean-Marie Burguburu. « Le remboursement des sommes payées serait assez facile à faire. » Une méthode inspirée des pratiques des tribunaux correctionnels, compétents pour juger les cas d’agressions sexuelles autres que les viols. « Une chose est sûre », précise Maître Burguburu, « il ne s’agira pas d’une indemnisation forfaitaire. Ce sera du cas-par-cas. »
Le faible patrimoine de l'Église
Une décision de Justice peut donner lieu à l’indemnisation d’une victime d’agression sexuelle, alors financée soit par l’agresseur, soit, si ce dernier est inconnu ou incapable de payer, par le Fonds de garantie des victimes des actes de terrorisme et d’autres infractions (FGTI).
Toutefois, l’Eglise catholique ne pourra pas faire appel à ce fonds pour assumer la réparation des plus de 330 000 victimes qu’elle compte indemniser. Une chose est certaine, martèle Jean-Marie Burguburu, membre du Ciase et président de la CNCDH : « L’indemnisation ne viendra pas des versements des fidèles, qui sont soit victimes, soit ignorants des fautes des clercs. » Or, ces dons (denier, quêtes et legs) constituent l’unique revenu de l’Eglise.
Au printemps 2021 a été créé un fonds spécifique alimenté par des évêques, des prêtres et des fidèles prévu à cet effet, dont le montant reste largement inférieur aux estimations du montant total des indemnisations (plusieurs millions d’euros). Une autre solution pourrait être de piocher dans la Trésorerie de l’Eglise, estimée à 500 millions d’euros et destinée essentiellement à prendre en charge la (faible) retraite des prêtres.
Quant à céder une partie de son patrimoine immobilier, la Conférence des Evêques craint, même si elle s’y attelait, ne pas trouver repreneur pour la majorité de ses églises, dont l’entretien est onéreux.
Forfaits et grilles
Personnalisation des indemnités, ou respect des grilles forfaitaires ? Le droit français, en matière de réparations échues aux victimes d’agression sexuelle, balance constamment entre les deux.
La grande majorité de ces indemnisations sont versées par le Fonds de garantie des victimes des actes de terrorisme et d’autres infractions (FGTI), qui prend le relai lorsque l’agresseur est impossible à identifier ou en incapacité de payer. Dans 92% des cas, en 2020, l’indemnisation intervient dans le cadre d’un accord amiable, hors procès, à la suite d’une seule expertise médicale généralement mandatée par les assureurs.
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Selon le degré de gravité de l’agression, la Commission d’indemnisation des victimes d’infractions (CIVI), saisie par la victime et qui fait appel au FGTI, pourra ainsi se référer à plusieurs grilles forfaitaires, celles de la Cour d’Appel et du référentiel Mornet, qui proposent des fourchettes d’indemnisation.
« Solution de facilité »
Ce degré de gravité est estimé lors de l’expertise médico-légale (selon des critères comme la nature de l’agression, la durée d’hospitalisation ou encore l’état de conscience lors de la prise en charge). Quant à l’indemnité de base du préjudice moral, parfois la seule retenue, « En général, elle n’est pas énorme », regrette Hadrien Muller, avocat au barreau de Paris spécialisé en droit du dommage corporel : « Entre 10 000 et 20 000 € ».
« Les assurances résonnent en termes de barèmes pour payer le moins possible », juge Joëlle Marteau-Péretié, avocate en droit du dommage corporel. « Chaque individu est différent, et il ne faut pas nier l’individualisation du préjudice. »
Elle reconnaît que le simple suivi des forfaits préconisés, sans seconde expertise médico-légale, peut constituer une « solution de facilité, pour une victime qui peut se dire qu’elle n’a pas envie d’y passer sa vie. »
Pourtant, éviter un procès rime avec manque à gagner. « L’indemnisation par le FGTI, dans le cadre amiable pur, est synonyme de confrontation entre un assureur bardé d’avocats et une victime qui bien souvent n’en a pas », relève Stéphanie Porchy-Simon, professeure de droit privé à l’université Lyon III. « Et le FGTI a une politique très stricte d’indemnisation, très défavorable aux victimes. » Qui doivent donc réclamer plus.
Frédéric Bibal, également avocat en droit du dommage corporel qui a travaillé sur la personnalisation des indemnisation, se rappelle par exemple d’un procès dans le cadre duquel il accompagnait une victime, parmi d’autres. Toutes avaient subi des agressions similaires d’un même auteur. « Nous avions demandé une indemnisation intégrale. Toutes les autres victimes avaient demandé une indemnisation forfaitaire. C’était très gênant pour tout le monde : à la fin, ma cliente a obtenu un montant près de dix fois supérieur à celui de certaines autres victimes. »
Prendre en compte les séquelles
Devant la Justice, le combat de la victime consiste à « cocher des cases ». Une nouvelle expertise médico-légale, plus approfondie, permettra de mettre au jour de nouveaux postes de préjudice, résumés dans la nomenclature dite « Dintilhac ». « Il faut que la victime accepte d’être examinée », précise Joëlle Marteau-Péretié. « Certaines personnes sont dans le déni, parfois dans la dissociation. C’est très complexe, et on ne peut pas réduire ça à des attouchements plus ou moins poussés. Il faut une expertise psychologique ou psychiatrique. »
Le but de cette expertise approfondie : calculer le déficit fonctionnel permanent, ou DFP, et estimer le montant des séquelles que gardera la victime de son traumatisme.
DFP
Le déficit fonctionnel permanent est un poste de préjudice, calculé grâce à la méthode du « point d’incapacité ». Chaque séquelle, physique ou psychique, est associée dans un barème médical à un nombre de points (par exemple, 5%) ; ce taux vient ensuite multiplier un forfait établi en fonction de l’âge de la victime par la nomenclature Dinthillac (par exemple, 2700€). La victime recevra pour cette séquelle précise 13500€ (5x2700).
Une donnée vient cependant corser le calcul de l’indemnisation : les fourchettes des référentiels n’ont rien d’officiel ! « Le barème Mornet est informel », précise Hadrien Muller. « C’est une moyenne de ce que les cours d’appel indemnisent. » Et il évolue au gré des décisions de justice, ce qui fait du droit du dommage corporel un « droit jurisprudentiel ».
Plus compliqué encore : certains postes de préjudice peuvent être aménagés par le juge, s’ils ne sont pas prévus par la nomenclature. En fait, le juge, en la matière, est souverain. Il dispose non seulement du dernier mot sur le montant de l’indemnisation : c’est également à lui d’estimer celui des préjudices qui n’ont pas de barème fixe.
Le juge souverain
« Certains préjudices moraux sont perçus comme objectifs », acquiesce Stéphanie Porchy-Simon. « Le préjudice de souffrances endurées, par exemple, on postule que c’est le même pour tout le monde, pour une atteinte physique donnée : toutes les personnes atteintes d’un traumatisme crânien souffrent de la même façon. »
Dans ce cas, le forfait est généralement suivi. De l’autre côté du spectre, le préjudice sexuel n’a pas de référentiel : il désigne l’incapacité d’avoir des rapports sexuels « normaux », et est largement conditionné par l’âge, la situation familiale et de nombreux autres facteurs. Il est laissé à l’appréciation du juge.
Une procédure judiciaire peut durer plusieurs années, mais est généralement d’autant plus rentable que l’investigation médico-légale est approfondie. L’accord à l’amiable offre l’avantage d’expédier les procédures, mais profite rarement aux victimes, parfois encore sous le choc et souvent pas représentées. Le choix n’est pas simple.
Le symbole de l’indemnité
« Aujourd’hui, le forfait est très utilisé car pratique et rapide », regrette Frédéric Bibal. « Il a l’avantage d’éviter une expertise approfondie. Mais la première volonté des victimes, c’est de faire reconnaître l’ensemble des conséquences qu’a eu dans leur vie leur agression. Il faut faire en sorte que, via la réparation, soit reconnu le particularisme de chaque victime. L’indemnisation forfaitaire devrait être utilisée dans des cas rarissimes. »
« Tout dépend de ce que recherche la victime », nuance Stéphanie Porchy-Simon. « Si c'est simplement la reconnaissance du statut de victime, alors, peu importe le montant de l’indemnisation : qu’il soit de dix, cent ou un million d’euros ne change pas grand-chose. »
Cependant, certaines sommes, précise la spécialiste des dommages corporels, peuvent passer pour insultantes aux yeux des indemnisé.es. Elle évoque par exemple le cas de parents de victimes des attentats du Bataclan qui avaient été outrés de recevoir, en guise de réparation, « à peine le prix d’une voiture d’occasion ». « Je ne sais pas trop comment l’Eglise, de son côté, va goupiller tout ça », conclut Mme Porchy-Simon. « Mais une indemnisation peut être à double tranchant. »