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Comment la livraison de colis à domicile transforme l'économie et les villes

2020, année pandémique, aura été celle du paquet. La livraison à domicile est pourtant un luxe pour lequel les consommateurs ne sont pas prêts à payer. Dans l’ombre d’Amazon, les grands opérateurs se livrent une guerre sauvage pour transporter toujours plus près, toujours plus vite.

Laurent Martinet
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© Sebastien ORTOLA/REA

Cartons bien propres de Cdiscount ou Zalando ou masses informes de plastique blanc, les paquets défilent à toute allure sur un tapis roulant qui les scanne sous toutes les coutures. Au Thillay, près de l’aéroport Roissy-Charles-de-Gaulle, le colis a fait sortir de terre un immense centre de tri de Colissimo, le service dédié de La Poste.

Le hangar de 20 000 mètres carrés abrite deux trieuses capables de traiter 15 000 colis à l’heure chacune. Elles sont entrées en fonction à l’automne 2020, pour faire face au pic d’activité de fin d’année. Le colis peut prendre toutes les formes et toutes les tailles. Il circule en camion, en voiture, en scooter, à vélo, ou à pied.

Il s’est multiplié en fin d’année dernière avant Noël, apparaissant dans notre boîte aux lettres, sous notre paillasson, ou remis par le voisin de palier… autant d’achats arrivés à bon port sans mettre le nez dehors. Il a fait irruption dans nos vies, et nous ne saurions plus nous en passer.

Selon la Fédération du e-commerce et de la vente à distance (Fevad), les ventes en ligne de produits grand public ont augmenté de 18 % entre janvier et septembre 2020, quatre fois plus vite que l’année précédente.

Plus légers, plus nombreux

L’essor du colis ne fait que suivre celui du e-commerce. Selon l’Autorité de régulation des communications électroniques et des postes (Arcep), qui veille sur le secteur depuis son ouverture à la concurrence, le nombre de colis distribués en France est en augmentation depuis les années 2000.

Il avait atteint 1,2 milliard en 2019, et le tarif payé par les expéditeurs avait généré un revenu de 6,3 milliards d’euros. « En 1988, le poids médian d’un colis était de 160 kilos. Aujourd’hui, c’est quatre ou cinq kilos. Les flux se sont accélérés et émiettés, leur granularité est de plus en plus fine », retrace Éric Ballot, spécialiste de la logistique à l’École des Mines.

Ces miettes ont fait naître toute une économie, puisque les colis représentaient en 2019 plus de la moitié du revenu de la distribution postale, pour seulement 11,5 % du nombre total d’envois.

En Chiffres

1,2 milliard

Nombre de colis distribués en France en 2019.

« Sur 2020, Colissimo a traité 470 millions de colis, soit une augmentation de 30 % par rapport à 2019 », commente Jean-Yves Gras, directeur général de cette « business unit » à part entière de La Poste. Alors que le revenu provenant du courrier ne fait que baisser, la part du colis dans le chiffre d’affaires du groupe est passée de 10,1 % en 2018 à 13,4 % en 2019.

En 2030, Colissimo s’attend à traiter près d’un milliard de colis par an. La Poste investit des centaines de millions d’euros pour développer ses capacités.

La bataille du dernier kilomètre

En Île-de-France, qui concentre 25 % des colis distribués à l’échelle nationale, Colissimo dispose de 19 centres de distribution dédiés et va bientôt ouvrir un cinquième centre de tri.

Par ailleurs, nombre de colis internationaux passent par les centres de courrier classique : « À Noël, c’est blindé, je livre 60 ou 70 petits paquets par jour. Souvent des achats Wish, qui viennent de Chine », témoigne Julien*, un facteur qui dessert les cités de Chanteloup-les-Vignes.

Dès le premier pas du visiteur dans le centre de distribution ouvert fin 2019 par Amazon à Osny, au nord-ouest de la banlieue parisienne, la « customer obsession » (obsession du client) théorisée par Jeff Bezos s’impose.

En Chiffres

90 %

Part des consommateurs pour lesquels la livraison gratuite est un argument décisif au moment de choisir le site où ils feront leurs achats.

« Vingt ans de sourires » proclame un poster, tandis que la vitrine de l’accueil affiche des témoignages de clients satisfaits. L’implantation de ces 7 500 mètres carrés n’a pas suscité les mêmes polémiques que les divers projets de plateformes géantes d’Amazon.

Cette « agence de proximité » chargée d’assurer la livraison dite « du dernier kilomètre », c’est-à-dire jusqu’au domicile des clients, fait pourtant partie intégrante de la toile de plus en plus dense de l’entreprise américaine en France.

Les sept plateformes existantes sont en effet articulées avec 16 centres de distribution du même type, dont la moitié a vu le jour entre 2019 et 2020.

Pour Amazon, c’est une façon de prendre la main, de A à Z. Le centre d’Osny peut livrer 30 000 colis par jour, le double en période de pointe. S’il emploie en direct 90 CDI, il fait aussi travailler près de 250 livreurs sous-traitants, dont les vans blancs partent chaque matin par vagues successives.

Tout sous-traitants qu’ils soient, ces chauffeurs ont intégré le mantra de Jeff Bezos. Pour satisfaire le client, ils doivent s’efforcer de lui remettre le colis en main propre, même quand il pourrait rentrer dans la boîte aux lettres. « Dans l’appli que je renseigne, c’est valorisé », explique Idriss*, rencontré au cours de sa tournée.

Le client est roi, mais il est pingre. Pas question de payer pour ce service aux petits oignons. Selon la Fevad, la livraison gratuite est un argument décisif pour 90 % des consommateurs au moment de choisir le site où ils feront leurs achats.

Pourtant, selon diverses études, les frais du dernier kilomètre représentent de 20 % à 50 % de l’ensemble de la chaîne logistique. « La livraison des colis à domicile a un coût élevé, car elle nécessite une main-d’œuvre importante », explique le prospectiviste Philippe Cahen.

Un secteur très concentré

Pour que la livraison lui coûte le moins cher possible, l’e-commerçant doit donc faire pression sur ses transporteurs. Le secteur étant concentré, 87 % des revenus proviennent de 5 % des sites et les acteurs les plus importants obtiennent les meilleurs tarifs.

C’est le cas d’Amazon, qui n’hésite pas à perdre de l’argent pour séduire toujours plus de clients : en 2016, ses résultats mentionnaient une perte de 7,1 milliards de dollars en coûts d’expédition, notamment à cause du succès rencontré par l’offre Prime.

La livraison des colis à domicile a un coût élevé, car elle nécessite une main-d’œuvre importante 
Philippe Cahen,

Prospectiviste

Depuis, ces coûts ont plus que doublé, mais l’entreprise ne mentionne plus ses pertes en la matière. L’effort pour juguler ces frais explique qu’Amazon se rapproche autant que possible des grandes villes, où se concentre la clientèle, et cherche à court-circuiter La Poste.

À lire : Amazon : un empire dans le viseur des États

Le chauffeur-livreur, variable d’ajustement

« Amazon est notre premier client, mais aussi notre concurrent », reconnaissait fin 2019 dans un entretien au Monde le PDG de La Poste, Philippe Wahl. Avec un coût moyen de cinq euros par paquet, Colissimo n’est pas le moyen d’acheminement le plus économique. Amazon est aujourd’hui capable de livrer de 20 % à 30 % de ses colis via ses propres centres, soit autant que ce que l’entreprise confie à La Poste.

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Selon l’Arcep, les parts de marché de l’opérateur historique dans la livraison de colis sont passées de 80 % à 70 % entre 2010 et 2016. D’autres acteurs, comme Colis privé, dont Amazon est actionnaire minoritaire, ou l’expressiste DHL se sont engouffrés dans la brèche, multipliant le nombre de camionnettes sur les routes.

En bout de chaîne, la pression repose sur les livreurs, avec une centaine de colis à remettre sur leur parcours minuté. « Le chauffeur-livreur est la véritable variable d’ajustement de cette course au “tout, tout de suite, gratuitement” », notaient en 2017 Marie Baumier et Mathilde Pierré dans un mémoire pour l’École des Mines.

Comme les entreprises ayant pignon sur rue recourent massivement à des TPE sous-traitantes pour faire baisser les coûts, leurs conditions de travail peuvent vite se dégrader : heures supplémentaires non payées, pénalité pour colis non livré, amendes de stationnement à leur charge…

Ils se retrouvent du côté obscur de la magie du colis. « La logistique occupe aujourd’hui 1,7 million de personnes, dont 800 000 dans le transport. Derrière la vitrine technologique du e-commerce, il y a tout un nouveau monde ouvrier », remarque le sociologue David Gaborieau.

Un coût environnemental

En cet après-midi du 24 décembre, la moitié des clients qui entrent dans ce petit supermarché 8 à Huit de banlieue viennent récupérer un colis, pas acheter une dinde. « Ensuite, ils reviendront faire leurs courses », assure la caissière. Mondial Relay, Relais Colis, Pickup, Kiala… Ils sont tous là.

La livraison en point relais est la deuxième façon dont les Français préfèrent recevoir leurs colis, selon la Fevad. « Il faudrait mettre en place des conciergeries de quartier. La livraison à domicile, c’est toujours un déplacement de trop dans la ville », commente Ian Wainwright, ex-responsable des transports de Londres.

Pas de quoi toutefois éviter les nuisances environnementales liées à la circulation de ces millions de colis. D’autant que le taux de retour des achats en ligne est bien plus important que dans le commerce traditionnel, ce qui fait des trajets supplémentaires.

« Tout l’art du e-commerçant consiste à faire oublier la distance qui le sépare de son client », analyse Éric Ballot, qui travaille sur un format de colis standard et réutilisable permettant d’acheminer pour un coût maîtrisé un maximum de produits jusqu’au cœur des villes. Mais il faudrait surtout que le consommateur réapprenne à différer ses achats pour les regrouper. Sinon il aura tôt ou tard à payer la facture d’une société du contentement instantané.

*Les prénoms ont été changés.