Dans le New York Times, Tina Studts, une maman américaine de deux ados fans de Swift, raconte comment elle s’est préparée pour obtenir des billets pour la tournée de la popstar. D’abord, elle s’est inscrite au programme « fan certifié » de la plateforme Ticketmaster, censé donner une priorité d’accès aux vrais passionnés en vérifiant leur identité. Ensuite, elle a regardé des tutos sur : comment se connecter et choisir des sièges quand le site internet est sous haute pression.
Et haute pression il y eut. Le 15 novembre 2022, des millions d’acheteurs se connectent en même temps à travers toute l’Amérique pour obtenir le précieux sésame. Aux véritables fans s’ajoutent des revendeurs professionnels, appelés scalpers, parfois armés de "bots" pour automatiser l’achat. La demande est si forte qu’il ne reste aucun ticket pour le grand public à la fin de cette prévente. Tina Studts, malgré sa préparation millimétrée, repart bredouille. Comme elle, des millions de fans ont attendu des heures en vain.
Ticketmaster et Live Nation : un géant de l’évènementiel
Aux États-Unis, cette affaire dépasse de loin le domaine de la pop culture. En janvier 2023, les dirigeants de Ticketmaster étaient entendus par une commission sénatoriale. Les parlementaires attribuent la débâcle à une situation de monopole de l’entreprise.
Selon les estimations de la commission, Ticketmaster contrôle entre 70% et 80 % des ventes de tickets de concerts – Live Nation estime plutôt cette proportion à 50 % ou 60 %. Une position dominante exacerbée par la fusion en 2010 de l’entreprise de billetterie avec Live Nation, le plus grand promoteur de spectacles au monde. Ainsi, alors que les différents rôles d’une tournée sont normalement partagés entre plusieurs entités – manageurs d’artistes, promoteurs de tournées, opérateur de salles, vendeur de tickets… -, Live Nation a la mainmise sur toutes les étapes. « C’est la définition même du monopole », a déclaré la sénatrice démocrate du Minnesota Amy Klobuchar.
Monopole
Structure de marché caractérisée par l’existence d’un seul offreur de biens, non substituables, face à une multitude de demandeurs. Le monopole peut être naturel, institutionnel, ou lié à l’existence d’un brevet.
Pour le spécialiste de l’économie numérique Pierre Bentata, il s’agit davantage de « restriction verticale » : le fait, pour deux entreprises, d’avoir une exclusivité sur la chaîne de valeur. « Ça ressemble à un monopole parce que les utilisateurs n’ont pas le choix du service lorsqu’ils achètent leurs tickets. Mais il y a une possibilité de l’éviter à condition de choisir un produit à peu près substituable. Ce ne serait pas le même concert mais vous pouvez continuer à aller à des spectacles sans passer par Ticketmaster », précise-t-il. Le pouvoir de marché naît ici de l’articulation des différentes activités de l’entreprise. « Parce que Live Nation et Ticketmaster sont liés et intégrés, pour aller à un événement promutpar Live Nation, vous êtes obligé de passer par Ticketmaster ».
En 2010, lors de la fusion des deux entreprises, un accord juridique avait été conclu afin de permettre la concurrence et éviter une situation de monopole. « Normalement, quand deux entreprises sur des segments différents de la chaîne de valeur fusionnent, on prend en considération « l’effet de lock in », explique Pierre Bentata, c'est-à-dire la capacité à enfermer le consommateur dans un système unique et l’empêcher de quitter le sentier que l’entreprise a dessiné. »
Les termes de l’accord ne sont pas publics mais certaines billetteries concurrentes affirment que Live Nation menacerait de boycotter les salles de concerts qui voudraient collaborer avec un autre service que Ticketmaster.
Quand l’acheteur n’est plus le client ...
En situation de force, Ticketmaster peut augmenter ses commissions. Par exemple, en mars dernier, les frais attachés aux tickets pour le concert du chanteur de The Cure dépassaient parfois le prix du billet initial – l’artiste a finalement obtenu un remboursement partiel de ses fans par Ticketmaster. Une situation d’autant plus perverse que Ticketmaster contrôle le marché secondaire grâce à sa plateforme de revente. L’entreprise touche donc une deuxième commission sur la vente de seconde main, d’autant plus importante que le prix du ticket augmente significativement entre la vente initiale et la revente.
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Grâce à ces profits, Live Nation peut proposer des prix plus bas à ses salles partenaires et occuper davantage de terrain, explique Pierre Bentata. Dans ce marché tripartite, l’acheteur n’est plus seulement client, il devient le financeur des autres activités de l’entreprise, souligne l’économiste. Il fait l’analogie avec les réseaux sociaux, où les clients ne sont pas les utilisateurs mais les annonceurs.
Marché biface
Marché au sein desquels coexistent deux types de clientèles distinctes mais interdépendantes pour un produit ou service. Les réseaux sociaux proposent à la fois un contenu en direction d’une audience, mais aussi un support publicitaire à des annonceurs. Concrètement, Google, Facebook, Tik Tok ou Twitter offrent aux utilisateurs un service - en grande majorité - gratuit, rémunéré par la vente d’espaces publicitaires et/ou de données d’utilisateurs à des marques.
Les Swifties contre-attaquent
« Quand un mécanisme est figé, le marché ne fonctionne plus et très souvent, on voit émerger des innovations à des endroits inattendus », analyse Pierre Bentata. Face à la débâcle des préventes, les Swifties se sont organisés pour mettre en place un système de vente de seconde main, artisanal et à des prix raisonnables. La solution des bénévoles est artisanale et s’appuie sur des formulaires Google, des fichiers Excel, un compte Twitter ou des annonces sur un Tumblr dédié aux fans, pour mettre en contact vendeurs et acheteurs. Une technique inspirée des fans de Harry Style ou d’autres pop stars.
Environ 1300 tickets ont été revendus comme ça. Loin des deux millions de billets écoulés lors de la prévente mais de quoi ébranler la plateforme, estime l’économiste. D’abord, sur ce marché hors circuit, Ticketmaster perd les bénéfices des commissions ; ensuite, l’effet de réputation est terrible pour l’entreprise et pourrait inciter les salles de concerts à changer de partenaire pour des services qui revendiqueraient une approche plus éthique.
Les Swifties ont aussi porté plainte. En tout, 340 plaignants accusent Ticketmaster d’avoir « intentionnellement » laissé les bots et les revendeurs acheter des billets pour les revendre encore plus cher sur le marché de la revente. Si c’est établi, l’effet sera très fort car cela démontrera que pour Live Nation et Ticketmaster, les acheteurs de tickets ne sont pas des clients mais des vaches à lait. »