Paula Anacaona travaille entourée des piles de livres qu’elle publie depuis 12 ans, principalement des traductions d’ouvrages brésiliens. Il faut dire qu’avoir sa propre maison d’édition à taille très humaine, « ça demande toute une logistique, explique la quadragénaire. Comme je réalise 50 % de mes ventes directement par mon site internet, je vais à la poste tous les jours, et il faut que j’aie toujours sous la main un minimum de stock… y compris chez ma mère, qui envoie les commandes quand je suis en vacances ! ».
À lire Ça coûte combien, un livre ?
Comme Paula, de plus en plus de passionné(e)s inventent de nouveaux modèles économiques (auto-édition, édition à coût partagé avec l’auteur, micro-édition). Le Syndicat national des éditeurs comptabilise environ 10 000 éditeurs de livres en France, dont 5 000 possédant moins de 10 titres chacun. Ce qui motive ces passionnés : offrir aux 92 % de Français lecteurs les histoires qui peinent à éclore dans les canaux d’édition traditionnels, où la diversité manque.
Paula Anacaona connaît bien les grosses maisons d’édition, pour lesquelles elle a travaillé de nombreuses années. En tant que traductrice, elle leur proposait des livres. On lui demandait d’en faire une fiche de lecture – « rémunérée 50 euros TTC » – pour que l’éditeur décide ensuite si l’œuvre avait un intérêt pour la maison ou pas.
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L’inclusion, pas l’exotique
Un jour, Paula découvre une pépite. Une immersion puissante dans la vie des favelas brésiliennes, racontée à la première personne. Pourtant, l’œuvre ne sera pas publiée en France. Ni par l’éditeur auquel Paula l’avait pitché, ni par ses concurrents qui avaient pourtant eu vent de l’incroyable succès du livre au Brésil, pays aux 211 millions de lectrices et lecteurs.
« J’ai trouvé ce refus louche, se souvient Paula. Avec le recul, je comprends que le texte ne collait pas avec ce qu’on attendait d’un auteur noir, gros et brésilien. Qu’il parle de sport, de rap, ça, d’accord. Mais qu’il livre une analyse sociétale fine, non, il quittait la place assignée aux auteurs racisés. »
Plusieurs voix, des États-Unis à l’Europe ou l’Australie en passant par l’Afrique du Sud, dénoncent ce cantonnement des auteurs issus des minorités, particulièrement ethno-raciales : ils devraient éternellement raconter des histoires qui correspondent aux stéréotypes qui leur sont accolés1.
L’enjeu : inclure plutôt qu’exotiser. Par exemple, « les quelques essais que les grandes librairies m’achètent sont rangés en littérature brésilienne alors que s’ils avaient été écrits par des auteurs français blancs, ils auraient atterri dans les rayons “Société” ou “Politique” », note l’éditrice française, parisienne et métisse, qui ne comprend pas : « Je lis bien du Dostoïevski, moi ! ».
4 % d’auteur(e)s noir(e)s
Ce ressenti d’absence de diversité dans l’édition a été étayé par des chiffres dans les pays qui autorisent les statistiques ethniques. En Angleterre, BookTrust recense 4 % des livres pour enfants écrits par des non-blancs2.
En Chiffres
85 %
Le ratio d'employés blancs dans les maisons d'éditions aux États-Unis.
Aux États-Unis (comme en Angleterre) les associations d’éditeurs font le lien entre diversité des publications et diversité des employés dans l’industrie du livre. Leurs statistiques sont restées quasi inchangées entre 2015 et 2019 : 85 % de Blancs, 6 % d’Asiatiques, 2 % de Latino-américains et 1 % d’Afro-américains3 parmi les éditeurs, soit une moindre présence des minorités dans le secteur de l’édition que dans la population en général.

Impossible de réaliser une telle enquête en France, dans un contexte légal et culturel réticent à la classification ethno-raciale des personnes. Ce qui n’empêche pas certaines initiatives privées de dénoncer le manque de personnages aux origines différentes dans la littérature jeunesse notamment (par exemple, le projet « On ne compte pas pour du beurre »).
Pour y remédier, de petites maisons se spécialisent sur des niches : littérature LGBT +, livres jeunesse inclusifs… En 2016, cette catégorie des petites indépendantes offre 80 % de références en plus que 10 ans plus tôt (contre +42 % pour les poids lourds Hachette, Editis et Madrigall et +25 % pour les éditeurs de taille moyenne)4. Sans toutefois ébranler le top du tableau : les trois premiers éditeurs raflent, en 2016, 72 % des ventes de littérature.
En Chiffres
90 %
La part des ventes des best-sellers (plus de 100 000 exemplaires vendus). Ils représentent 8 % des titres.
Best-sellers indétrônables
En réalité, l’explosion de l’offre en littérature (49 % de références en plus, mais une baisse de 4 % entre 2007 et 2016) a eu tendance à polariser les achats : de plus en plus de ventes pour les toutes petites parutions, mais aussi pour les best-sellers (vendus à plus de 100 000 exemplaires), ces derniers représentant 8 % des références et… 90 % du montant total des ventes.
Dans ce contexte de « surproduction structurelle »5, la compétition entre ouvrages, déjà rude, a donc explosé. Les livres achetés par moins de 100 personnes sont beaucoup plus nombreux qu’une décennie plus tôt – preuve qu’ils trouvent leur public, mais continuent de représenter une goutte d’eau : 3 % des ventes, en volume comme en valeur6.
Les librairies indépendantes sont des vecteurs de diversité, mais « elles sont assaillies de propositions et certaines n’ouvrent plus la porte », observe Paula Anacaona. La moitié des ventes qu’elle ne réalise pas sur son site, l’éditrice va les chercher ailleurs.
« L’autre jour, sur les réseaux sociaux, je suis tombée sur un club de lecture afro, j’y suis allée, ils étaient 25 participants, j’ai vendu 25 livres ! ». Il s’agissait du Petit Manuel antiraciste et féministe de Djamila Ribeiro, publié en 2020. « Il y a eu un avant et un après, se rappelle Paula, j’en suis à plusieurs milliers d’exemplaires vendus, c’est beaucoup pour ma petite maison. »
Il faut dire que l’intérêt pour les propos à l’intersection du racisme et du féminisme a gagné du terrain, se réjouit l’éditrice, « je sens que je participe à cette ébullition. Je ne défile pas toutes les semaines dans la rue, mais je milite en éditant ». Comme les milliers d’éditrices et éditeurs qui continuent leur travail de fourmis – « sans pouvoir encore en vivre, après 12 ans » pour Paula – afin de nous faire lire d’autres histoires
Notes
1. Voir notamment “In the Skin of the Other: Diversity and The Australian Publishing Industry”, Natalie Kon-yu, 2018
2. “Representation of People of Colour Among Children’s Book Authors and Illustrators”, M.Ramdarshan, Booktrust, 2019
3. Lire les rapports annuels “Diversity, inclusion and belonging” de Publishers Association (Royaume-Uni) ou les rapports 2015 et 2019 sur la diversité de l’association Lee & Low books (USA)
4. 5. et 6. Évolution de la diversité consommée sur le marché du livre 2007-2016, Olivier Donnat, ministère de la Culture, 2018