Après David Bowie, qui sera la prochaine star à vendre son catalogue musical en 2022 ? L’annonce tombera certainement sous peu, à l’image de l’année 2021 pendant laquelle les rachats de célèbres répertoires musicaux se sont enchaînés à une cadence effrénée : Bob Dylan, Bruce Springsteen, Neil Young, Tina Turner, les Red Hot Chili Peppers…
Il y en aurait eu plus de 60 majeurs en douze mois, décompte le site Music Business Worldwide, pour un montant vertigineux total de 5,05 milliards de dollars : comment expliquer cette flambée des rachats ?
La musique, plus rentable que l’or et le pétrole ?
Première raison avancée : ces catalogues, des listes de chansons mondialement connues et rentrées dans le panthéon de la culture mondiale à l’image de Revolution des Beatles, seraient des actifs plus sûrs que le pétrole et l’or, s’enthousiasmait déjà en octobre 2020 Merck Mercuriadis, le PDG du fonds d’investissement Hipgnosis Songs Fund, dont les propos sont rapportés par le média américain Complex… car « lorsque quelque chose de fou se produit sur le marché, ou que Donald Trump ou Boris Johnson font quelque chose de stupide, le prix de l’or et du pétrole est affecté. Les grandes chansons seront, elles, toujours écoutées », quoi qu’il arrive.
Même en cas d’un nouveau changement du système d’écoute de musique d’ici quelques années, abonde l’économiste François Moreau, spécialiste de l’industrie musicale, même si le streaming disparaît, détenir les droits sur leurs catalogues sera toujours essentiel.
C’est du moins sur cette prévision à long terme que parient les acheteurs, dont font partie les trois majors historiques (anciennes maisons de disques, à savoir, Warner/Chappell, Sony/ATV et Universal Music Publishing Group), de plus petits éditeurs comme Primary Wave, Concord Music Group, Kobalt Music Group, Downtown Music Publishing, ainsi que des fonds d’investissement, car les chansons à succès peuvent être réenregistrées et réinterprétées à l’envi.
Elles peuvent même redevenir des hits, à l’image de Bohemian Rhapsody, la cultissime chanson de Queen qui après avoir été un succès en 1975, date de sa sortie, redevient à la mort de Freddie Mercury en 1991 l’un des singles les plus vendus, avant de retrouver le succès 17 ans plus tard. À la sortie du biopic en 2018, il devient le morceau le plus écouté en streaming.
Les propriétaires de tubes planétaires l’ont bien compris : une série, un spectacle et un biopic à l’effigie de ces artistes permettent d’entretenir la flamme… et la valeur d’une chanson, à l’image de l’éditeur Primary Wave qui produit à l’effigie de deux stars, Bob Marley et Whitney Houston, dont il détient une partie des catalogues, un spectacle à Las Vegas (pour Marley), ainsi qu’un film biographique (pour Houston).
« Il n’y a plus qu’à collecter l’argent »
Autre raison invoquée : une fois propriétaires, les détenteurs de droits de ces catalogues de grandes chansons n’ont qu’à collecter de l’argent : ils n’ont ni à chercher des matières premières et à être soumis aux pénuries mondiales, ni à envoyer des pièces partout dans le monde.
Et contrairement à ceux qui investissent dans de nouveaux artistes qu’il faut produire et faire connaître, ils n’ont pas « à payer pour faire des clips de musique, des séances de maquillage et de coiffeurs pour nos artistes », estime un autre acheteur cité par Ben Sisario dans un podcast du New York Times.
À chaque diffusion de la musique à la radio/télé ou sur le web, à chaque utilisation dans une publicité, un film ou au cinéma, à chaque écoute en streaming : schlink, schlink, les dollars pleuvent.
Seule limite, souligne Johanna Bacouelle, docteure en droit spécialisée dans le droit de la musique, le droit moral de l’artiste en France que l’acheteur de catalogues doit respecter. « Quel que soit le type de contrat que l’artiste conclut, y compris la vente de son catalogue, il ne peut jamais abandonner son droit moral. Il conservera toujours un droit de regard lui permettant de s’opposer à des utilisations susceptibles de dénaturer son travail ».
Dans les pays anglo-saxons où le droit moral n’existe pas, « le lien entre l’auteur et son œuvre est moins fort mais les artistes peuvent s’opposer indirectement à certaines utilisations de leur musique qui porteraient atteinte à leur image ».
Comment gagne-t-on de l’argent dans l’industrie musicale ?
Il existe trois grandes sources de revenus dans l’industrie musicale :
- La musique enregistrée qui génère des recettes issues des ventes de vinyles, de CD, des téléchargements et des abonnements du streaming ;
- les revenus issus des droits de propriété intellectuelle dont le droit d’auteur et les droits voisins du droit d’auteur, les droits que touchent les artistes et les maisons de disques à chaque diffusion radio, télé, internet et à chaque utilisation dans une publicité, un film, …
- les revenus des spectacles vivants comme les concerts ou les cachets des festivals (rémunération perçue par les artistes pour s’y produire).
Le précédent de la crise du vinyle et le recentrage vers les catalogues des droits
Autre explication avancée : l’exploitation de catalogues viendrait compenser la chute des recettes du support CD des années 2000. Il y a 20 ans, les ventes des supports physiques de musique chutent avec l’arrivée du numérique.
Les sociétés du disque commencent alors à délaisser la partie création et production de musique pour se recentrer vers la gestion des catalogues, moins risquée financièrement. Exactement comme elles l’avaient déjà fait lors de la crise du vinyle dans les années 80.
Pendant ces années-là, « de nombreuses maisons de disques ont commencé à se considérer comme gestionnaires de droits au détriment de la production d’enregistrements sonores, dans une époque de financiarisation générale de l’économie, précise le maître de conférences à l’Université Paris 8, Christophe Magis, estimant que le recentrage vers les catalogues des droits et la gestion des droits était une sorte de financiarisation de l’industrie musicale ».
Ces catalogues ont été considérés comme « des actifs financiers : des départements spécifiques dans les maisons de disques ont alors été créés pour gérer les droits » (pour les acheter et les vendre, mais aussi pour négocier des licences). Or, lorsque l’industrie a de nouveau retrouvé des revenus à partir de la vente de CD, cette activité de gestion est devenue marginale… jusqu’à la crise suivante des années 2000.
Le streaming pousse à l’achat de catalogues
La fin de la crise du support CD, qui s’est amorcée en 2020 va-t-elle laisser place à une marginalisation des activités de gestions de catalogues, comme lors de la fin de la crise précédente ? Pas forcément au vu de ce qui a remplacé les recettes des supports physiques : le streaming.
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Selon l’IFPI, qui représente les industries du disque dans le monde, le streaming est passé de moins de 0,1 % des recettes totales mondiales en 2006 à 62 % en 2020.
En France, cette tendance se confirme : le streaming par abonnement a généré à lui seul plus de la moitié du chiffre d’affaires annuel du marché de la musique enregistrée, détaille le SNEP, le syndicat national de l’édition phonographique, pour 2020.
Or, le streaming, contrairement aux téléchargements ou aux supports physiques, génère des flux continus de revenus. « Un disque de Bob Dylan vendu il y a 30 ans qui est écouté tous les jours, ça ne change rien aux recettes qu’a généré le CD. Mais Bob Dylan écouté en streaming tous les jours, cela génère des recettes à chaque écoute », détaille l’économiste François Moreau.
Et qu’est ce qui est le plus écouté sur ces plateformes de streaming ? « Des études faites pour mesurer la qualité de la musique par des chercheurs, notamment basées sur le fait que la musique est encore diffusée à la radio longtemps après leur réalisation, ont montré que le top de la qualité de la musique en Occident, ce sont les années 60-70, s’amuse le spécialiste de l’industrie de la musique. Ce sont ces années là qui sont le plus rediffusées, ce qui correspond aux achats des catalogues de Bruce Springsteen, de Bob Dylan… ».
Autre élément qui explique la ruée vers ces catalogues : les grandes stars y voient, à plus de 65 ans et privés de la possibilité de faire des concerts en raison de la pandémie, « un vrai effet d’aubaine, explique François Moreau. C’est une occasion unique de vendre un catalogue à un prix élevé, un moyen de s’assurer une très bonne retraite et un héritage pour les enfants. » Gagnant-gagnant.