Le 22 août 2018, Costinela s’arrête dans une boulangerie de Bobigny. Son fils, Nathaël, qui vient de fêter ses deux ans, somnole dans la poussette. Elle achète du pain, et deux beignets pour le bambin. Il adore ça. Et tout bascule. Sans aucune raison apparente, Nathaël se met à suffoquer. Ses lèvres virent au violet alors que sa mère, paniquée, commence à appeler à l’aide.
Les pompiers arrivent sur les lieux en sept minutes. Dans l’ambulance, ils parviennent à obtenir un pouls. Mais il est trop tard. Deux jours après, Nathaël est débranché. Costinela est effondrée. Elle vient de perdre son fils unique.
Sous médicaments, heureusement aidée par son mari, Costinela débute, hagarde, une prospection qu’elle n’aurait pas imaginé effectuer avant quelques dizaines d’années : la recherche d’un opérateur funéraire.
Une première visite dans l’enseigne PFG de Bobigny la laisse au bord des larmes : les pompes funèbres mettent près de trois heures à lui fournir un devis. Trop énervée, elle décide de se diriger vers le Roc Eclerc de Bondy.
La boutique est spacieuse, lumineuse, et le conseiller funéraire met Costinela en confiance. Tout est possible, lui répète-t-il. Tout ce que souhaite Costinela, de toute façon, c’est que son fils soit habillé en blanc, et qu’il soit inhumé dans un cercueil hermétique.
À lire : Entrez sans crainte dans l’économie des cimetières
Un devis est rapidement présenté, et bien que la prestation coûte plus cher que chez PFG, le couple décide de faire confiance à Roc-Eclerc.
Plus de deux ans et un autre opérateur funéraire après, Costinela n’en a toujours pas fini avec l’enterrement de Nathaël. “Ils ne nous ont pas fait signer le devis. Sur le document, je ne savais pas à quoi correspondaient certains coûts. Celui de la semelle (une pièce de granit censée stabiliser la tombe), par exemple.” La facture dépasse les 7 000 €, mais Costinela “ne pense pas à l’argent”, et la famille du couple accepte de les aider financièrement.
En Chiffres
1,6
Obsèques organisées en moyenne, par Français au cours de sa vie.
“Le processus est très mal connu”
S’enchaîne alors une série d’errements, autant de coups au moral de Costinela. La date de naissance de Nathaël est d’abord mal gravée sur la plaque commémorative, et n’est changée qu’après d’insistantes demandes auprès des pompes funèbres.
Plus tard, Costinela parvient à se procurer auprès du cimetière de Pantin, où est enterré son fils, le permis d’inhumation : elle s’aperçoit que la “boîte”, comme elle l’appelle, de Nathaël, est non seulement plus petite que sur les devis, elle n’est également pas hermétique. Impossible, dans ces conditions, de rapatrier plus tard le corps en Serbie comme Costinela le souhaitait.
Costinela intente, et remporte, un procès contre Roc-Eclerc. Elle ne récupère pas son argent. “Mais tout ce que je voulais, explique-t-elle, la voix tremblante, c’est que mon fils puisse reposer en paix. J’avais le sentiment que ce n’était pas fini. Je ne pouvais pas faire mon deuil.”
Un Français organise en moyenne 1,6 obsèques au cours de sa vie. Pourtant, ceux qui sont réellement préparés à la tâche sont peu nombreux. “On a une culture latine de la mort, estime Olivier Vérité, délégué général de la Confédération des Pompes Funèbres et de la Marbrerie. C’est un sujet tabou, qu’on n’a pas envie d’anticiper. Du coup, le processus qui survient au moment de la mort d’un proche est très mal connu. C’est un moment où l’on reçoit beaucoup d’informations, dans un contexte psychologique très compliqué.”
Urgence et fragilité
La sociologue Pascale Trompette relativise la “fragilité psychologique” des acheteurs, pour certains préparés voire rodés. Mais dans le cas de Costinela, l’instabilité a joué un rôle déterminant dans ce premier achat : “Ils profitent de notre état pour nous mentir. Clairement, cette semaine-là, on m’aurait dit que Donald Trump venait à l’enterrement, je l’aurais cru…”
En 2005, Pascale Trompette établit un concept qui fera date dans son milieu : le “marché funéraire de la captation”.
Un marché peuplé de « clients égarés »
Selon elle, l’urgence est l’une des principales caractéristiques de ce marché : “Le funéraire, c’est un process. Au sommet de la chaîne, il y a les services cliniques des hôpitaux, dont l’enjeu est de veiller à ce que les défunts quittent très vite leurs chambres.” Après plusieurs années d’enquête sur le terrain, la sociologue relève plusieurs aberrations : “Selon les dispositions légales, un hôpital doit garder un corps au moins deux heures. Mais nombre d’entre eux expliquent aux proches que le corps doit impérativement quitter l’hôpital après deux heures !”
Elle relève la “pression” du temps implicite aux achats funéraires. “Les gens prennent une décision dans l’urgence, indique la sociologue, et, du coup, subissent plutôt que ne choisissent.” Costinela acquiesce : “Ils nous mettent tellement de coups de pression. Les chambres funéraires nous ont dit qu’il fallait dégager le corps rapidement, sinon, ce serait payant…”
Mésinformation
L’urgence, conjuguée avec la volonté de nombreux clients d’en finir le plus rapidement possible avec cette prospection macabre pour un opérateur funéraire, est un terreau fertile pour l’asymétrie d’information. Autrement dit, une situation où l’offre a plus de visibilité sur la transaction que la demande.
Asymétrie d’information
Lorsque les deux signataires d’un contrat ne disposent pas du même nombre d’informations pertinentes, cela donne un avantage au participant le mieux informé.
À lire : Qui est Georges Akerlof, le "Prix Nobel d’Économie" qui a théorisé l’asymétrie d’information
Sur le marché du funéraire, elle est issue de l’incapacité présumée du client à comparer efficacement les prestations des différents opérateurs.
Comparaison d’autant plus importante que pour une même prestation, les prix varient fortement (voir épisode 2 : Prévoir sa mort). “Quand on prend contact avec des pompes funèbres, atteste Costinela, on ne connaît pas les prix. On ne sait pas à quoi ils correspondent. Ils sont si élevés ! On se demande si on va construire une maison. Ils ne nous expliquent rien. 600 € pour un maître de cérémonie ? Pardon ?”
Nous ne pouvons qu’inviter tout le monde à davantage d’anticipation et à faire faire le plus de devis possible dans des circonstances plus favorables, donc en amont, ce qui permet aussi de mieux comprendre la terminologie funéraire.
Olivier Vérité,Secrétaire Général de la Confédération des Professionnels du Funéraire et de la Marbrerie
“La raison pour laquelle certaines personnes sont mécontentes de leurs prestations funéraires, résume Pascale Trompette, c’est parce que beaucoup d’entre elles ont l’impression, après-coup, d’avoir subi une situation.”
Pour la sociologue, la solution miracle n’existe pas : il faudrait tout simplement plus parler de la mort. “Ce n’est pas hypertechnique, un enterrement. C’est rapide de se renseigner un peu. Les choix sont très encadrés : inhumation, ou crémation. Ce sont des choses qui sont gravées dans le marbre.”
Olivier Vérité, de la CPFM, partage son avis : “Nous ne pouvons qu’inviter tout le monde à davantage d’anticipation et à faire faire le plus de devis possible dans des circonstances plus favorables, donc en amont, ce qui permet aussi de mieux comprendre la terminologie funéraire.”
La terminologie funéraire, Costinela la maîtrise dorénavant sur le bout des doigts. Elle se rend, encore aujourd’hui, presque un jour sur deux sur la tombe de son fils, couverte de jouets. “Il adorait ses petites voitures”, souffle la désormais deux fois maman.
Ses mésaventures avec les pompes funèbres ne sont malheureusement pas terminées, mais à 38 ans, elle ne compte pas baisser les bras. "Ça a été, et c’est encore, une période difficile. Mais si ça signifie que mon fils pourra reposer en paix… Ça en vaut la peine.”
Épisode 4 - Le drame social du funéraire