« Nous avons des appels de producteurs qui nous disent 'Si le prix du lait n'est pas revalorisé, j'arrête.' Et on sait que cette production laitière ne reprendra pas », déplore Frédéric Dorilleau. Éleveur de vaches normandes dans le nord du Loir-et-Cher, il est président de l'APBO, association des producteurs Bel de l'Ouest, qui livrent leur lait aux Fromageries Bel. Le groupe Bel produit notamment le Babybel et la Vache qui Rit.
Charges en hausse
Ce triste constat, Frédéric Dorilleau le fait alors que le prix du lait a fortement augmenté ces derniers mois. « Le prix moyen en juin dernier, tous laits confondus était de 451 € pour 1000 litres, contre 379 € pour 1 000 litres en juin 2021 », souligne Gérard You, chef du service Économie des filières de l'Idele (institut de l'élevage).
Toutefois, la hausse ne suffit pas à compenser l'explosion des charges des éleveurs laitiers, aggravée par la sécheresse de cet été. « On a entamé nos stocks d'hiver d'aliments beaucoup plus tôt que d'habitude, en juillet. D'ordinaire, c'est plutôt fin octobre. On a dû acheter la ration de base pour les vaches, c'est-à-dire du maïs et de l'herbe, ce qui a des coûts énormes », indique Stéphane Joandel, éleveur dans la Loire et administrateur de la FNPL (fédération nationale des producteurs de lait). Le lait de ses 35 montbéliardes est destiné à fabriquer de la fourme de Montbrison, fromage AOP.
Dans les fermes, le lait est collecté tous les deux jours. Produit frais, il se conserve entre 48 et 72 heures. Il est ensuite transformé chez les industriels, privés ou coopératives, en différents produits : lait conditionné, yaourts, crème, beurre, fromage ou encore poudre de lait plus ou moins dégraissée.
Contrairement aux céréales par exemple, « le prix du lait ne se forme pas au jour le jour sur un marché », explique Gérard You de l'Idele. Il dépend de deux facteurs : les valorisations faites par le transformateur, et les cours mondiaux des commodités laitières, le beurre et la poudre de lait écrémé.
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Prix de revient et négociations
« Ces valorisations se font principalement sur un marché de produits finis en France et dans l'Union européenne, avec du lait et de la crème conditionnés, de l'ultra-frais, comme les yaourts, ou du beurre conditionné, poursuit l'expert. Ces produits sont vendus à des clients, avec en tête les centrales d'achat des distributeurs. » Le prix est le fruit de négociations tarifaires, et doit intégrer depuis les lois Egalim le prix de revient du lait.
Prix de revient
Le prix de revient en lait se déduit du coût de production, diminué des autres produits de l’atelier et des aides affectées à l’atelier. Le coût de production totalise l’ensemble des charges opérationnelles, les amortissements, mais aussi la rémunération des facteurs de production de l’atelier considéré (dont la rémunération de l'exploitant). Il est ramené à une unité de produit, en général les 1 000 litres de lait (d'après Idele1).
Outre ces produits finis, le lait sert à faire des produits intermédiaires, ingrédients destinés à d'autres fabrications, ou à être stockés ou exportés. C'est le cas de la poudre de lait, plus ou moins dégraissée, et du beurre cube qui servent par exemple à l'industrie agroalimentaire.
« Ces produits s'échangent sur des marchés de commodités sur lesquels il y a des cotations », indique Gérard You. Un petit marché à terme - Euronext - existe, ainsi qu'une plateforme néo-zélandaise, Global Dairy Trade, où la coopérative Fonterra, mastodonte du secteur, propose tous les quinze jours des lots, donnant des indications de prix.
Marché de commodités
Anglicisme de commodities, des matières premières comme l'orge, le blé, l'or, le pétrole et le gaz. Certaines places boursières sont spécialisées dans ce type de transaction comme la Bourse de Chicago, plus vieille bourse de commerce de denrées alimentaires au monde.
Marché à terme
Marché fonctionnant avec des règlements différés, c'est-à-dire que livraison des biens et paiement ont lieu plus tard dans le temps. Ils ont été créé pour permettre aux agriculteurs, de se couvrir contre les fluctuations de prix sur les marchés. Par exemple, un producteur de blé peut vendre par avance sa récolte à un prix convenu d’avance sans être impacté par une baisse éventuelle des marchés par la suite.
« Pour faire simple, 60 % du lait est transformé en produits consommés sur le marché intérieur, et 40 % sont exportés, dont les deux tiers pour les pays partenaires de l’UE, un tiers vers les pays tiers », précise Gérard You. Sur les 40 % exportés, la moitié sont des produits finis, et la moitié des ingrédients laitiers. Sur les 60 % pour le marché intérieur, 45 % sont des produits finis, et 15 % des intermédiaires. Les deux composantes du prix du lait ne sont pas étanches, l'une influence l'autre.
Déséquilibre offre-demande
La hausse du prix du lait est le fruit d'un déséquilibre offre-demande. « Les marchés des commodités sont hauts car la production laitière est ralentie dans les grands bassins producteurs », analyse Gérard You. L'Australie, comme l'Europe, a souffert de la sécheresse, quand la Nouvelle-Zélande a fait face à des pluies trop abondantes.
Quid de la spéculation ? Difficile de le savoir précisément, mais pour Gérard You,« les marchés à terme ne concernent que des petits volumes, sur des produits très standardisés, la poudre de lait demi-écrémé et le beurre cube. Cela n'a rien à voir avec les céréales. En outre, en lait il n'y a pas de suivi 'fin des stocks' ».
Selon les marchés, la différence de prix peut être notable. « Pour donner un ordre d'idée, en ce moment on est à 400 €/1000 litres pour les PGC (produits de grande consommation, comme le lait conditionné, ou les yaourts, ndlr) en France, contre 550 €/1000 litres pour les commodités beurre et poudre, chiffre Pascal Le Brun, président de la Coopération laitière, regroupant les industriels coopératives, et président du métier lait chez Agrial. Si à la marge des volumes peuvent être réorientés vers des marchés plus favorables, « on ne bascule pas comme ça une ligne d'ultra-frais vers du beurre ou de la poudre ».
Produits de grande consommation (PCG)
Produits dont la durée de vie est courte, le prix généralement bas et les occasions de consommation fréquentes (épicerie sucrée et salée, liquides, produits d’entretien, hygiène…).
Baisse conjoncturelle et structurelle de la production
Et à l'avenir ? Cette hausse du prix du lait devrait se poursuivre, car la production ne devrait pas faire de bond à court terme. Avec la sécheresse, les éleveurs français manquent de stocks de fourrages. Or, les aliments coûtent cher, car en parallèle le prix des céréales a flambé avec la guerre en Ukraine. « Le prix du lait a augmenté, mais pas assez pour couvrir la hausse des coûts de production », résume Gérard You. « Une décapitalisation des troupeaux va se faire. Les éleveurs vont commencer par vendre les vaches moins productives », complète Stéphane Joandel.
S'ajoute à ces causes conjoncturelles un recul structurel de la production laitière : « On assiste à une baisse de 4 % par an des points de collecte de lait, relate Gérard You. À une période, les arrêts étaient compensés par des agrandissements d'ateliers laitiers. Cette logique là fonctionne beaucoup moins ».
Le recul de la production peut même s'accélérer dans les prochaines années : 51 % des éleveurs laitiers ont plus de 50 ans, et rien ne dit que leurs fermes seront reprises. Sans compter la tentation pour les éleveurs de produire plutôt des céréales, avec des prix hauts, ou de l'énergie.
Une nouvelle hausse de prix attendue
Face à ce constat, la filière veut des hausses de prix, « pour être attractif », appuie Pascal Le Brun, qui souhaite repasser une hausse auprès de la grande distribution. Fait inédit, les négociations annuelles bouclées en février ont été rouvertes en juin cette année, face au contexte inflationniste. Outre la hausse des charges des éleveurs, les industriels font face à celle des prix de l'énergie, ou encore des emballages. « Ils ont augmenté de 26 % à 35 %, avec parfois des ruptures, chiffre Pascal Le Brun. Ces postes de charges vont peser sur la rentabilité de certaines entreprises. »
Des charges difficiles à faire passer en aval, car contrairement à la matière première agricole, grâce aux lois Egalim, il n'y a pas d'obligation de répercuter le coût. Dans le Loir-et-Cher, Frédéric Dorilleau va bientôt entrer en négociations avec Bel. « Pour moi, il est évident qu'il faut une hausse significative pour couvrir les charges et envoyer un signal positif aux éleveurs, pour faire pencher la balance pour ceux qui hésite à arrêter le lait. »
1. Indicateurs de référence pour la contractualisation
Les questions au programme de SES au lycée dont des notions ou des mécanismes sont abordés dans cet article :
Seconde : « Comment se forment les prix sur un marché ? »
Première : « Comment un marché concurrentiel fonctionne-t-il ? »