“À 20 ans, je ne vous aurais jamais dit : je veux travailler dans les pompes funèbres !”, s’amuse Damien Chiesa. D’abord porteur de cercueil - “ça faisait un complément de salaire”- pendant dix ans pour un opérateur funéraire, il se décide finalement à passer son examen de "conseiller funéraire". Depuis 5 ans, il est patron de sa petite entreprise de pompes funèbres à Delle, non loin de Belfort (Bourgogne-Franche-Comté).
“J’entends souvent : tu travailles dans le funéraire, tu dois être le roi du pétrole ! Ben, non. Les belles heures du secteur, elles sont passées il y a 10, 15 ans. Les marges étaient énormes à l’époque…” Avec environ 80 cérémonies par an, il commence seulement à faire du bénéfice.
“On est pas les plus à plaindre, tempère Olivier Vérité, délégué général de la Confédération des pompes funèbres et marbrerie (CPFM), qui repésente les opérateurs funéraires, 2020 a été une bonne année. Un chiffre d’affaires de 2,5 milliards d’euros, pour un secteur déjà en pleine croissance (2 % par an, en moyenne) depuis plus de 15 ans".
Les belles heures du secteur funéraire sont passées. Alors qu’il y a 10, 15 ans les marges étaient énormes…
Damien Chiesa,Patron d’une entreprise de pompes funèbres
2020, une bonne année pour les pompes funèbres…
Bénéfice amplifié par la terrible pandémie de Covid-19, qui a pour le moment coûté la vie à près de 89 000 Français. En 2020, l’INSEE estime le nombre de morts en France à 667 400, soit une augmentation de 9 % de la mortalité par rapport à 2019.
Pour autant, “il est difficile de se faire une opinion à l'échelle nationale” sur une hausse présumée du chiffre d’affaires des prestataires funéraires, prévient Olivier Vérité. D’abord parce que le funéraire français est un marché très atomisé : environ 5 000 opérateurs pour 10 000 établissements, dont 85 % comptent moins de 10 salariés.
Ensuite, parce que “l’augmentation des décès a été très hétérogène sur le territoire français. En plus, de nombreux opérateurs ont dû réduire leur offre de service en raison des réglementations sanitaires.” Elles ont bouleversé à plusieurs reprises les règles strictes du secteur.
Travailler à la chaîne
Le règlement national a souvent été assorti d’un réglement municipal : fourniture systématique d’un devis standardisé, obtention préalable d’une habilitation. Les conseillers funéraires, en première ligne auprès des familles, doivent suivre une formation de 140 heures.
Résultat : des obsèques standardisées qui ne satisfont pas les familles. “Les clients réclament de plus en plus de personnalisation”, analyse Jean Ruellan, directeur marketing et développement pour OGF, l’un des leaders du marché français du funéraire.
“À l’enterrement, les proches du défunt sont très sensibles au moindre détail, renchérit la sociologue Pascale Trompette. C’est comme dans un hôtel de luxe, le serveur ne doit pas mâcher du chewing-gum. Et bien lors d’une cérémonie, les porteurs du cercueil doivent se tenir correctement, par exemple. Les familles sont hypersensibles.”
Il y a, pour les services funéraires, décalage entre une offre habituelle et une situation exceptionnelle pour les acheteurs. C'est ce qu'on appelle en économie un “achat impliquant”. Le sociologue américain Everett Hugues l'a théorisé dès 1976 dans un article intitulé “Le drame social du travail”. “Dans le drame qui se joue entre le bénéficiaire et le prestataire de services, ce dernier est parfois obligé d’adopter certaines attitudes qu’il ne pourrait que très difficilement expliquer clairement au public.”
Il prend l’exemple d’un médecin qui qualifierait un cas de “beau”, parce qu’en tant que professionnel, il en apprécie la nouveauté; mais pour les patients en face de lui, ce terme risquerait de provoquer un malaise.
“Ce que Hugues décrit peut s’appliquer au marché du funéraire, estime Pascale Trompette. Le travail à la chaîne peut conduire les professionnels à objectiver les personnes” Une attitude incompatible avec la dimensions émotionelle, pour les clients, des obsèques.
Avec la famille, il n’y a jamais de routine
Damien Chiesa,Patron d’une entreprise de pompes funèbres
“Trois décès dans l’année, le quatrième est offert” : l’impossible marketing
Les opérateurs et opératrices interrogés admettent être devenus insensibles à la vue d'un défunt. “Je les mets dans la housse, je zippe, et c’est bon, détaille Damien Chiesa. Le plus délicat à gérer, ce n’est pas la mort : c’est la famille. Avec la famille, il n’y a jamais de routine.”
Face à des proches bouleversés, les opérateurs funéraires marchent sur des œufs. Comment se démarquer sur un marché aussi standardisé ? "On ne peut pas faire du marketing sur la mort, assène Raphaël Fatout, qui gère trois enseignes de pompes funèbres à Pont-L’évêque et Trouville. Vous imaginez ? Mourez tout de suite, payez en mars ? Trois décès dans l’année, le quatrième est offert ? Impensable”.
En guise de pub, Raphaël Fatout mise sur le bouche-à-oreille. Pour “dépoussiérer le métier”, il est “revenu au traditionnel” : il s’est offert un corbillard tiré par des chevaux. Un succès, selon lui. “Ça a fait le tour de la ville ! Celà prouve que les gens ne sont pas hostiles au changement… Il faut juste leur en parler. Mais justement, c’est compliqué de leur en parler…”
Parler de leur mort aux clients : c’est le pari des coopératives funéraires. L’année dernière, Claude Girard a perdu son père. Elle se remémore les démarches laborieuses, complexes, d’obsèques “soudaines et donc subies”. “Quand mon père est parti, je n’ai pas eu le temps de réfléchir, j’ai pris ce que l’on me proposait.”
Elle adonc pris une décision : elle n’infligera pas cette épreuve à ses enfants. Sa fille lui mentionne une association funéraire, à Dijon, fondée par une certaine Mme Florence Bardon. Curieuse, elle pousse alors la porte de l’une des cinq "coopératives funéraires" françaises.
Des coopératives de la mort
“Il y a eu un très bon contact avec Mme Bardon, se remémore Claude Girard. Les pompes funèbres, c’est très froid… Ils sont prévenants, mais c’est de la relation client. Là, rien à voir. Les conditions sont très différentes. C’est moi qui ai fait la démarche d’y aller. J’ai eu le temps d’assimiler toutes les informations, d’y retourner ensuite…” Pour signer un contrat obsèques.
Lire l’épisode 2 - Anticiper son décès, bon plan économique ?
Les coopératives funéraires, très populaires au Canada, appartiennent à leurs salariés, leurs clients ou encore aux collectivités. “On est une société de pompes funèbres comme les autres, maintient Florence Bardon. On propose les mêmes prestations. Simplement, on offre une transparence totale sur les tarifs.”
Les pompes funèbres, c’est très froid… Ils sont prévenants, mais c’est de la relation client. La coopérative, c'est autre chose.
Claude Girard,Sociétaire de la coopérative funéraire de Dijon
Lorsqu’elle se lance dans l’aventure coopérative, Florence Bardon sort d’une expérience amère au sein d’un grand groupe funéraire. “On me reprochait de passer trop de temps avec les familles, et de ne pas les facturer assez… J’ai décidé de replacer l’humain avant l'argent.” Elle organise alors des “cafés funéraires” et des ateliers qui permettent aux quelques curieux qui y assistent de lever quelques tabous sur leurs propres obsèques.
Où est le point d'équilibre ? Attention tout de même à ne pas se laisser “engloutir par la famille”, prévient Florence Bardon. “Il ne faut pas trop s’immiscer. C’est surtout de l’écoute, de l’observation. Mais attention à ne pas créer de lien affectif.”
Plus facile à dire qu’à faire. Claude Girard est devenue il y a quelques semaines sociétaire de la coopérative funéraire de Dijon. Et Florence Bardon est devenue “son amie”.
Épisode 5 - Retour vers le funéraire