Que célèbre-t-on, le 11 novembre ? Si vous avez répondu l’Armistice de 1918, vous avez certes raison, mais n’êtes pas un véritable amateur de foie gras. Sinon, vous fêteriez ce jour-là Saint-Martin, saint patron du foie gras – il a en tout cas été désigné comme tel unanimement par la filière française.
Saint-Martin n’était sans doute pas un grand aficionado du foie gras. Il vécut au IVe siècle dans un complet dénuement, et devint emblème du partage et de la charité chrétienne après avoir donné la moitié de son manteau à un pauvre mourant de froid. Sur le site du Comité interprofessionnel des palmipèdes à foie gras (Cifog), on explique que « Saint-Martin est choisi comme patron du foie gras, mets sublimé lorsqu’il est partagé ».
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Le Cifog indique que le foie gras fait vivre, directement ou non, 100 000 personnes - on dénombre 4800 producteurs, ce qui fait du marché du foie gras un oligopsone : quatre entreprises principales se partagent la transformation et la distribution, Delpeyrat, Larnaudie, Labeyrie et Montfort.
Oligopsone
Structure de marché caractérisée par un petit nombre de demandeurs, pour un grand nombre d'offreurs identiques. Le marché de l'industrie aéronautique, par exemple, est composé de nombreux sous-traitants vendant des pièces à un nombre très limité de constructeurs aériens.
Certains producteurs se plaisent à rappeler sur leur propre site web que la date du 11 novembre coïncide avec la traditionnelle arrivée sur les marchés des premiers foies gras de volailles– et donc, la fin des récolte de maïs, servant à engraisser les susnommés canards et oies, mais également les premières rentrées d’argent pour les paysans ; il y a effectivement de quoi se réjouir.
En Chiffres
4 800
Le nombre de producteurs de foie gras en France.
Un début de démocratisation
La véritable raison d’être de la « fête du foie gras » est toutefois moins pieuse, et moins rustique. L’objectif ? « Faire plus de chiffre d’affaires », résume Isabelle Senand, directrice des études à la Fédération des entreprises du commerce et de la distribution.
C’est que le foie gras, obtenu en gavant une dizaine de jours des canards (97 % de la production française) ou des oies (3 %) après les avoir élevés trois mois, ne parvient pas à se détacher de son image de produit réservé aux fêtes de fin d’année. « Le foie gras demeure un produit haut-de-gamme, de luxe, comme pouvait l’être le saumon fumé il y a quelques années », précise Isabelle Senand, qui remarque tout de même un début de « démocratisation » du produit.

La saisonnalité d’un produit garantit un pic de ventes. Qui, pour le foie gras, se situe en décembre. « Les fêtes de fin d’année représentent 75 % de nos ventes », pour un marché de 2 milliards d’euros, résume Marie-Pierre Pé, directrice du Cifog. Le mois de décembre, seul, 55 %. Ce qui n’est pas sans son lot de problématiques : à la moindre tension sur la chaîne d’approvisionnement, c’est la panique.
« Lisser la consommation tout au long de l’année permet également d’éviter de se voir confronté à des problèmes logistiques », précise Isabelle Senand. « Le deuxième confinement, du 15 octobre au 15 décembre 2020, a été douloureux », se remémore Marie-Pierre Pé. « Les ventes ne se sont libérées que lorsque l’on a su que l’on pourrait réveillonner, même si c’était dans un format restreint. »
Par ailleurs, la filière aviaire est régulièrement victime d’épidémies. En 2020, une épizootie avait touché 15 départements et conduit à l’abattage de 3,5 millions de bêtes – pour une baisse de production de 20 %. Cette année encore, plusieurs foyers de grippe aviaire ont été détectés au sein d’élevages de canards.
Fructueuses polémiques
Et c’est sans compter sur les diverses polémiques autour du foie gras. Plusieurs mairies, dont celles de Strasbourg et de Lyon, ont ainsi annoncé qu’elles cesseraient d’en servir lors des réceptions officielles, au nom du bien-être animal. Le battage médiatique ensuivi joue pour le moment plutôt en la faveur des producteurs. Marie-Pierre Pé explique que « 75 % des Français déclarent qu’ils consommeront du foie gras à Noël, contre 73 % l’an dernier », selon elle « grâce au battage médiatique qui a mis le débat sur la table et nous a permis d’expliquer notre filière ».
Pourtant, les Français, s’ils sont toujours 91 % (selon le Cifog) à déguster du foie gras, étaient, en 2018, 7 sur 10 à penser que le foie gras est source de souffrance, selon un sondage de l’association de défense des animaux L214. Ils sont 60 % à se dire favorables à l’interdiction du gavage, contre 4 sur 10 en 2009. L'état de grâce du foie gras pourrait ne pas durer.
Bref, la filière foie gras est en quête de nouveaux débouchés. Il s’agit alors de changer les mentalités. Instaurer une « fête du foie gras », l’implanter dans l’esprit des consommateurs, c’est également tordre la main aux distributeurs – principalement les grandes et moyennes surfaces, qui constituent une importante part des débouchés de la filière, avec les restaurants.
Une campagne à plusieurs centaines de milliers d'euros
Or, « les mesures de panel ont montré clairement que si le foie gras est en rayon, il est acheté », assène le Cifog dans son bulletin n°97 (juillet-août-septembre 2009). « Cette action événementielle [la Saint-Martin] qui s’inscrit dans la durée (objectif sur cinq ans), doit progressivement devenir le point de départ de la saison et s’inscrire dans le calendrier de la distribution. »
La filière n’en était pas à son coup d’essai. Dans les années 2000, elle avait mené plusieurs campagnes afin d’ancrer dans les esprits le « foie gras de Pâques » ou encore le « foie gras de la Saint-Valentin ». À l’époque, un responsable chez Delpeyrat, l’une des principales entreprises de préparation de foie gras, notait : « Le marché est mature. Les relais de croissance sont désormais à chercher du côté du hors-saison. »
Qui entend parler de la Saint-Martin, aujourd’hui ? On est encore loin de l'effet "Beaujolais nouveau".
Isabelle Senand.directrice des études à la Fédération des entreprises du commerce et de la distribution.
Après 2010, le Cifog débute donc une campagne promotionnelle visant à promouvoir la Saint-Martin comme fête du foie gras. En 2013, l’interprofessionnelle sponsorise la météo sur TF1, qui met en avant les régions productrices de foie gras (Aquitaine, Midi-Pyrénées, Bretagne, Pays de la Loire et Alsace), pour une somme comprise entre 200 000 et 300 000 euros, selon Marie-Pierre Pé. La diffusion de spots radio coûte à la filière 800 000 euros, et peut compter sur des animations en points de vente ou encore de concours de cuisine à base de foie gras…
Dix ans après, la Saint-Martin est-elle devenue la fête du foie gras ? La croissance du secteur a en effet été portée, les premières années, par une légère hausse des ventes en novembre, assure Marie-Pierre Pé… « Mais ça n’a pas pris », assène Isabelle Senand. « Qui entend parler de la Saint-Martin, aujourd’hui ? On est encore loin de l'effet "Beaujolais nouveau". »