Ce dimanche 2 mai 2021, la fumée verte d’un fumigène s’élève dans le stade anglais d’Old Trafford, pourtant fermé au public depuis le début de la crise sanitaire. Quelques centaines de supporters de Manchester United envahissent la pelouse pour y déverser leur colère contre la famille Glazer, à la tête du club depuis 2005.
Le match contre Liverpool n’a pourtant pas commencé et sera reporté. Comme les Mancuniens, de nombreux supporters anglais (d’Arsenal, Chelsea, Manchester City ou Tottenham), alertés du projet de leur club d’intégrer la Super League – une ligue européenne de football réservée aux clubs les plus riches – ont exprimé leur mécontentement dès l’annonce du projet.
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À la suite de ces manifestations et des menaces d’exclusion des compétitions proférées par l’UEFA et la Fifa, la Super League est tombée à l’eau. Ce projet, mort-né, misait beaucoup sur le téléspectateur, sans avoir sondé les supporters. S’il avait vu le jour, la majorité de ses revenus aurait reposé sur les droits télévisés des matchs, comme c’est déjà le cas pour la Ligue des champions, qui tire 80 % de ses revenus de la diffusion télévisée. Les supporters le savent : ils jouent un rôle essentiel pour les clubs.
« Le plus évident, c’est le soutien moral. »
Ludovic Lestrelin,enseignant-chercheur en sciences sociales et sport à l’université de Caen Normandie.
Qu’il donne de la voix dans le stade ou depuis son canapé, le supporter se définit avant tout « par son engagement derrière une équipe ».
Des chercheurs ont pourtant étudié 40 000 matchs et conclu que l’absence physique des fans ne modifiait pas le nombre de victoires à domicile. Ils ont tout de même observé qu’avec les supporters en chair et en os dans le stade, le jeu et l’arbitrage sont différents : plus de fougue et plus de cartons sifflés sous la pression des fans, quand le public est là.
Combien rapporte un supporter ?
Au foot, les clubs français dépendent des droits télé, qui représentent près de 40 % de leurs recettes. Le budget annuel d’un grand club de foot européen se chiffre en centaines de millions d’euros. Celui d’un club de rugby français se situe entre 30 et 40 millions d’euros. Au basket, il ne dépasse guère la dizaine de millions d’euros.
En proportion, les rentrées d’argent générées par la billetterie sont limitées. D’après l’économiste du sport Mickaël Terrien, les ventes de billets en France ne représentent que 8 % des rentrées d’argent du foot (contre 16 % au rugby et 17 % au basket).
Seuls les clubs comme le Paris Saint-Germain ou l’Olympique lyonnais tirent leur épingle du jeu avec 18 % des recettes tirées de la billetterie pour les Parisiens. À l’étranger, certains clubs comme le FC Barcelone ou Arsenal gagnent un quart de leurs revenus en remplissant le stade.
« La billetterie n’est pas si importante, mais c’est la vitrine », insiste Mickaël Terrien. Quelle collectivité voudrait subventionner un club de basket aux tribunes vides ? En foot, « le sponsoring se fait dans une optique de visibilité. S’il n’y a pas d’engouement populaire, vous ne pourrez pas mobiliser un sponsor », poursuit l’économiste.
En Chiffres
786 euros
Le panier moyen du supporter de foot français.
Les groupes d’ultras, ces supporters organisés et passionnés, ont bien compris leur pouvoir. Ils rapportent peu d’argent, mais créent l’ambiance et animent les matchs. C’est « évidemment un levier sur lequel ils peuvent jouer quand il s’agit de rencontrer les dirigeants », explique Ludovic Lestrelin.
Les produits dérivés ne génèrent pas non plus des sommes faramineuses. Le panier moyen du supporter de foot français s’élève à 786 euros (streaming, billets) dont 93 euros de produits dérivés (écharpes, maillots). Les plus dépensiers sont les supporters anglais, avec 804 euros dépensés par an dont 95 euros en produits dérivés.
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Le plus raisonnable est le supporter allemand : à peine 398 euros par an – le prix des billets y est plus bas – et 55 euros en produits dérivés.
« Disneylandisation » du foot
Les dirigeants des clubs de foot misent de plus en plus sur les espaces VIP. « Mais ils les remplissent si le stade est rempli », commente Ludovic Lestrelin. Ce modèle est très implanté dans le championnat de basketball de NBA, aux États-Unis. Là-bas, 20 % des tickets génèrent 80 % du revenu de la billetterie.
Après des décennies de hooliganisme et de graves accidents dans les années 1980, l’Angleterre a décidé d’écarter des tribunes les supporters issus des classes populaires. Les fans historiques ont été poussés hors des stades et suivent les matchs dans les pubs ou depuis chez eux, laissant leur siège à des spectateurs plus riches.
En 2018, l’UEFA note dans son rapport d’analyse des clubs que l’Angleterre est le pays où les recettes de billetterie moyennes par spectateur payant sont les plus élevées d’Europe, autour de 38,60 euros.
Ludovic Lestrelin raille cette « disneylandisation » du football, une tendance générale dont le Royaume-Uni serait « la pointe avancée ». En prenant la tête des Girondins de Bordeaux, en 2019, Frédéric Longuépée déclarait : « Je suis convaincu qu’un club de foot ne fait pas partie de l’industrie du sport, mais de celle du divertissement. »
Le stade de Lyon, inauguré en 2016, a d’ailleurs été pensé sur le modèle d’une « bulle commerciale », explique Ludovic Lestrelin. Le but est d’attirer des spectateurs en proposant « une expérience dont le match est le point d’orgue ». Le stade s’est doté de cafés, restaurants, boutiques et d’une application mobile pour commander son sandwich ou poster sur les réseaux sociaux pendant le jeu.
Socle social
Les clubs français de Ligue 1 de football sont des entreprises, depuis une réforme de 2001. Ils cherchent donc à engranger des recettes en composant avec les supporters.
Grâce à ces derniers, qui représentent le socle social du football, les clubs sont considérés comme « “too big to fail” [impossible qu’ils fassent faillite, NDLR], un peu comme les banques, précise Mickaël Terrien. Il y aura forcément quelqu’un pour tenter de sauver un club en difficulté. »
La course aux millions n’est pas sans danger. En ne pensant qu’à glaner de nouvelles recettes, par exemple en montant une Super League misant sur les supporters aisés, le sport roi pourrait perdre ses fans historiques et les recettes indirectes qu’ils génèrent.
Les clubs doivent donc « tenir à la fois deux ficelles : dans la main droite, le commercial, dans la main gauche, le culturel et le social pour sauvegarder le lien avec leur public ».
Ludovic Lestrelin, enseignant-chercheur.
C’est la doctrine des clubs allemands. Depuis les années 1990, le pays a choisi d’ouvrir ses stades à un public varié. Les clubs ont le statut de société, mais chaque association de club détient 51 % des parts. Ce modèle est souvent mis en avant pour promouvoir une meilleure régulation du football.
Avec les supporters, les clubs allemands privilégient le dialogue, parfois tendu. Ils n’ont pas eu à affronter de supporters en colère contre le projet de Super League : aucun club allemand n’y figurait.