Economie
Football français : un modèle économique fragile, dépendant de la télévision
Après le défaut de paiement de leur principal diffuseur télé, le système économique des clubs professionnels français s’est encore fragilisé. Jusqu’à la faillite ?
Lucas Bidault
© Jie Ke¡¤chen/XINHUA-REA
Avec le Covid-19, ils pâtissaient déjà du manque de revenu lié à l’absence de public dans les stades. Les clubs français de football professionnel doivent maintenant faire face au défaut de paiement du principal diffuseur de matchs, Mediapro. Le groupe sino-espagnol n’a réglé ni les échéances d’octobre, ni celles de décembre, soit un montant 324 millions d’euros. Dans la foulée, le vendredi 11 décembre 2020, il a annoncé l’arrêt de sa chaîne payante, Téléfoot.
Une situation qui détériore encore un peu plus les finances des clubs professionnels français. La manne des droits TV représente parfois plus de la moitié de leurs revenus. De quoi sérieusement menacer la survie économique de certains.
Explications avec Pierre Chaix, spécialiste d’économie du sport et maître de conférences à l’Université Pierre Mendès France de Grenoble. Il est également coresponsable du Master Professionnel "Stratégies Économiques du Sport et du Tourisme".
Pour l’Éco. Après la crise du Covid-19 et l’absence de billetterie, les clubs français doivent maintenant renoncer à une partie des droits TV prévus initialement. Est-ce la crise économique la plus grave que le football français ait connue ?
Pierre Chaix. Oui, avec la conjonction de ces deux événements, c’est une première. Il y a déjà eu des crises financières fragilisant le sport professionnel, notamment en 2008, mais jamais de ce niveau-là.
L’ampleur de cette crise provient-elle du modèle économique des clubs français, fortement dépendants des droits TV ?
Je ne parlerai pas d’un modèle “dépendant” mais plutôt d’un modèle “reposant” sur les droits TV. Tous les championnats européens s’appuient sur leurs droits TV. En Angleterre, c’est même encore plus important qu’en France ! Mais c’est normal, c’est le business qui veut ça.
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Droits de diffusion télévisuels (sport)
(Communément appelés droits TV) Montants que versent les médias audiovisuels aux organisateurs (Comité International Olympique (CIO) pour les Jeux olympiques, Fédération Internationale de Football (FIFA) pour la Coupe du monde football…) pour pouvoir retransmettre des évènements sportifs. Ces droits sportifs sont devenus un enjeu stratégique pour les médias, en raison de l’audience qu'ils procurent. Les sommes payées pour les obtenir se sont fortement accrues depuis les années 90.
La réalité est qu’aujourd’hui, nos clubs ont besoin des recettes liées aux droits TV. En moyenne, sans compter les transferts, la billetterie représente 11 % des recettes d’un club de Ligue 1 et les droits TV environ 50 %. C’est beaucoup.
Tous les clubs français sont-ils impactés de la même façon par cette crise économique ?
Non, il y a des différences. Dans le cas de "petits clubs" comme Amiens ou Angers, les droits TV représentent 67 % de leurs recettes (pour la saison 2018-2019).
À Nîmes, dont le budget est de 32 millions d’euros, c’est même 75 % ! Pour les gros clubs, c’est moins. À Bordeaux, c’est 60 % par exemple, à Marseille 46 % et à Paris, seulement 23 %.
Les droits TV internationaux, c’est-à-dire la somme payée des médias pour pouvoir diffuser des matchs dans d’autres pays, par exemple en Chine, permettent aux grands clubs d’être moins dépendants des droits TV nationaux.
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Mais la crise Mediapro, ce n’est pas simplement la crise d’un sport dépendant de ses recettes de retransmission. Tout ceci est le résultat d’une décision opérée dans le cadre d’un appel d’offres.
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Appel d’offres
Procédure par laquelle un acheteur potentiel demande à différents offreurs de faire une proposition commerciale chiffrée en réponse à la formulation détaillée (cahier des charges) de son besoin de produit, service ou prestation. Ici, la procédure consistant, pour des groupes audiovisuels, à acheter des droits de diffusions sportifs.
C’est un choix de la Ligue allant vers le plus offrant, quand bien même celui-ci n’apportait pas toutes les garanties.
C’est évidemment dans un esprit de compétitivité avec les championnats étrangers, parce que pour une fois, la Ligue avait l’opportunité d’avoir des droits TV de même niveau que les autres. Donc elle s’est jetée dessus. Elle aurait dû chercher à avoir plus de certitudes sur la solidité de l’entreprise.
En mai 2018, quand Mediapro remporte la majorité des lots de retransmission, le montant surprend (près de 820 millions d’euros par saison). Plusieurs spécialistes mettent en doute la capacité du groupe à rentabiliser cet investissement. Les clubs auraient-ils dû être plus prudents ?
On ne peut pas leur reprocher d’avoir construit un budget par rapport à des recettes attendues. Pour certains clubs, c’était une aubaine. Depuis plusieurs années, l’équilibre économique des budgets des clubs français est assuré par la vente de jeunes joueurs à fort potentiel.
La France utilise la qualité de sa formation pour "exporter" massivement des jeunes talents, notamment vers l'Angleterre, pour équilibrer les comptes de ses clubs.
Dans le cas de la saison 2019-2020, la Direction nationale du contrôle de gestion a même annoncé que les ventes générées par les transferts représentaient en moyenne 25 % du produit d’exploitation des clubs. C’est énorme !
Un club comme Lyon par exemple, qui doit vendre chaque année ses meilleurs joueurs, est très intéressé par des droits TV importants car ça lui permet de pouvoir conserver son effectif, voire se renforcer, tout en étant à l’équilibre.
Pour les clubs, Mediapro était donc le moyen de sortir du cercle vicieux dans lequel s’est installé le football français. Aujourd’hui, les grands argentiers de la Ligue 1 rêvent déjà d’un nouveau Mediapro.
La situation de monopole, comme ça a été le cas avec Canal +, fait baisser les enchères, puisqu'il n'y a qu'un seul acheteur crédible.
À chaque fois qu’il y a un nouvel entrant et plus de concurrences au moment des enchères, le football français espère une augmentation des droits TV, synonyme de hausse de leurs recettes.
Depuis les années 2000, ll y a eu d'abord eu TPS, puis Orange et depuis Bein. Et avec Mediapro, ils pensaient avoir gagné au Loto.
Dès lors, le modèle français qui consiste à vendre ses meilleurs talents est-il une solution viable ?
À court terme, certainement oui. Dans cet objectif d’équilibrer des comptes sans ça, structurellement déficitaires. Mais le risque est que nous appauvrissons notre offre en faisant cela.
Posons la question inverse. Si tous les talents français comme Griezmann, Pogba ou Lloris revenaient en France, est-ce que ça augmenterait l’attractivité du championnat et son affluence moyenne ? On peut le penser.
L’Allemagne fait d’ailleurs cela très bien puisque beaucoup de joueurs nationaux évoluent en Bundesliga, le championnat local.
L’image de marque d’un championnat, c’est primordial. Preuve en est, la France vend très mal ses droits TV à l’étranger. Alors qu’ils rapportent près d’1,58 milliard d’euros par saison à la Premier League, ils ne rapportent que 80 millions d’euros à la Ligue.
C’est une grande différence et c’est finalement un cercle assez vicieux.
Existe-t-il un risque de faillite pour certains clubs ?
Dans l’absolu, oui. Tous peuvent l’être. Après, cela dépendra aussi de la surface financière des gens qui possèdent le club. Quelle est leur capacité à résorber les déficits par une augmentation du capital ou un apport en fonds propres ?
Mais je pense qu’il n’y aura pas de faillite. Car des gens vont en profiter pour entrer dans le milieu du football et investir à bas coût.
Que font les instances dirigeantes du football pour aider les clubs ?
Des prêts ont été mis en place par la Ligue et les clubs auront l’occasion de les rembourser dans le temps. Mais, de toute façon, tous devront être gestionnaires pour corriger les budgets. Ils vont devoir s’adapter.
Inévitablement, les clubs vont chercher à freiner leurs dépenses. Il y aura donc moins de nouveaux joueurs, plus de ventes et des renégociations salariales acharnées.
La masse salariale est le poste de dépenses le plus important des clubs. En moyenne, les salaires chargés représentent 54 % des dépenses et il faut encore rajouter les honoraires des agents.
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Mais ce n’est pas propre au monde du football, c’est la même chose pour tous les sports professionnels.
Les contrats de sponsoring vont également être impactés, cette fois à cause de la crise du Covid et l’annulation de tous les événements. Là aussi, il faudra tout renégocier.
Existe-t-il un « modèle à suivre » dans les championnats étrangers, pour faire mieux une fois cette crise derrière nous ?
On peut sans doute regarder chez notre voisin outre-Rhin. Si on regarde l’exemple allemand, il repose lui aussi en grande partie sur les droits TV. C’est environ 44 % du budget des clubs.
Simplement, il y a là-bas une culture « foot » différente. L’Allemagne est capable de remplir ses stades alors que la France non. En moyenne, les Allemands sont 40 000 par stade chaque week-end. En France, c’est deux fois moins.
Donc évidemment, une des clés pour la Ligue 1, c’est d’attirer plus de spectateurs et montrer que le « spectacle football » crée une dynamique.
Peut-on imaginer que cette crise fasse émerger un nouveau modèle économique du football ?
Non. Dans le système européen, caractérisé par une très grande liberté du marché du travail - en particulier depuis l’arrêt Bosman de 1995 -, la recherche perpétuelle du talent sportif continuera à alimenter l’inflation salariale et les difficultés budgétaires qui en découlent.
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Arrêt Bosman
Décision (jurisprudence) de la Cour de Justice des Communautés européennes (CJCE), rendue le 15 décembre 1995, qui établit l’illégalité des quotas de sportifs ressortissant de l’Union européenne. C’est-à-dire que depuis cet arrêt, il n’est plus possible de limiter le nombre de sportifs des nationalités concernées dans une équipe ou une compétition professionnelle. Exemple : depuis un club anglais peut recruter autant de joueurs français, italiens ou espagnols dans son équipe, alors qu’il était limité à trois précédemment. Cette décision judiciaire a eu une portée considérable sur le sport européen et a contribué à la libéralisation du marché des transferts. Elle a également entraîné une inflation considérable du montant payé pour recruter des joueurs.
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