Malgré la résistance du saucisson, dont les ventes n’ont jamais faibli dans le secteur en décroissance structurelle de la charcuterie, les industriels et les artisans qui le fabriquent sont moroses. La fronde menée par l’application Yuka contre les nitrites, des additifs considérés comme « cancérigènes probables » par l’OMS, les inquiète en effet pour l’avenir.
Direction les Cochonnailles du Haut-Bois, une entreprise nichée dans le cadre bucolique du parc naturel du Perche. « J’ai réussi à me débarrasser de tous les additifs, sauf des nitrites, qui restent indispensables pour assurer la qualité sanitaire de certains produits », constate, un brin amer, Laurent Guglielmi, qui a créé près de 80 emplois dans ce coin de campagne depuis qu’il a repris l’exploitation porcine, en 2005.
À part l’abattage, tout est fait sur place, de l’élevage des cochons sur lit de paille jusqu’à l’embossage – la mise en boyaux – des saucissons cuits et des andouilles, dans des locaux modernes. Les affaires du jeune chef d’entreprise se portent bien.
J’ai réussi à me débarrasser de tous les additifs, sauf des nitrites
Laurent Guglielmi,exploitant porcin.
Chaque matin, des poids lourds partent livrer la grande distribution, les marchés et des épiceries fines parisiennes. Pour le saucisson sec, il a jeté l’éponge. La fermentation et le séchage de ce produit, faits à partir d’un mélange de gras, de viande crue et d’épices, sont si difficiles à maîtriser qu’il fait appel à un spécialiste ardéchois pour compléter son offre commerciale.
Et son fournisseur est dans le doute : « Bientôt, je ne pourrai plus être sûr que mes produits sont sans danger pour la santé, et ce sera rideau ! On est en train de tuer une profession », fulmine le salaisonnier Georges Champeix, à la tête d’une entreprise de 30 salariés, à Roiffieux.
Un goût inaltérable
Pour le saucisson plus encore que pour le jambon, dont l’offre sans nitrites ou moins salée s’est déjà développée, le défi est existentiel.
Le gras, un exhausteur de goût, et le sel, un conservateur, le consommateur peut encore les accepter. Sous l’égide de l’Institut national de la recherche agronomique (Inra), des chercheurs ont tenté d’en diminuer les doses. Ils n’ont pas réussi à retrouver la saveur habituelle.
Bientôt, je ne pourrai plus être sûr que mes produits sont sans danger pour la santé, et ce sera rideau !
Georges Champeix,salaisonnier.
Les nitrites, certains artisans parviennent à s’en passer. Cela donne un saucisson plus dur, car il doit être très sec pour limiter les risques bactériens. Reste que cet additif ajoute à la recette un ingrédient controversé.
Le couperet des applis
C’est la ligne de front. Pour les charcutiers, les nitrites sont des conservateurs indispensables prévus par leur code des usages, un texte de référence qui définit la composition de chaque spécialité. Leur action empêche en particulier le développement de la bactérie responsable du botulisme, une maladie rare, mais grave.
Ils rappellent volontiers que le salpêtre, traditionnellement utilisé comme conservateur, est lui-même un nitrate qui évolue en nitrite une fois incorporé à la charcuterie. Ils admettent aussi qu’avec l’essor de la charcuterie industrielle, à partir des années 1970, certains fabricants ont eu la main trop lourde.
En Chiffres
16 millions
De Français ont déjà téléchargé l'appli Yuka.
Le code des usages limite désormais le dosage des nitrites à 120 mg par kilo de produit (80 mg pour le bio). L’Autorité nationale de sécurité nationale de l’alimentation (Anses) recommande leur utilisation, estimant que ces niveaux n’entraînent pas de risques pour la santé.
Mais Yuka est implacable. Scanner un saucisson, avec cette appli téléchargée par 16 millions de Français, c’est se faire peur. Sa note est le plus souvent de 0/100, agrémentée d’une pastille rouge et accompagnée du qualificatif « mauvais » : trop gras, trop salé, un peu trop calorique, avec des additifs à éviter… Le saucisson est un cancre de la diététique.

Le barème de Yuka se fonde à 60 % sur le Nutri-Score, créé par Santé publique France, l’agence nationale de la santé publique, qui évalue les qualités nutritives des aliments. Il ajoute 10 % de sa note aux produits bio. Il en enlève surtout 30 % s’ils contiennent des additifs potentiellement nocifs, comme les nitrites.
Autre différence cruciale : alors que l’affichage du Nutri-Score par le fabricant est facultatif, Yuka fait son analyse des produits à partir de leur code-barres. Armé de l’appli, le consommateur a le sentiment de reprendre le pouvoir face à des productions industrielles qui sont devenues pour lui des « objets comestibles non identifiés », selon l’expression du sociologue Claude Fischler dans L’Homnivore (Odile Jacob). La confiance, aujourd’hui, est du côté de Yuka : 92 % de ses utilisateurs renoncent à acheter un produit noté « rouge » (0/100).
Yuka mène campagne contre les nitrites. L’appli, associée à l’ONG Foodwatch et à la Ligue contre le cancer, a mis en ligne, en novembre 2019, une pétition pour leur retrait de l’alimentation. Elle a déjà recueilli plus de 360 000 signatures.
Interdire les applis qui dénigrent ?
En parallèle, le député Modem Richard Ramos a publié un rapport parlementaire accusateur. Il doit présenter début 2022 une proposition de loi pour les interdire. Organisés au sein de la Fédération des industries charcutières et traiteurs (FICT), les charcutiers sont passés à la contre-attaque.
« On nous traite d’empoisonneurs ! Dans les entreprises, les employés culpabilisent », explique son président, Bernard Vallat. Trois procédures judiciaires ont été lancées, l’une par la FICT, les deux autres par des entreprises adhérentes : ABC Industrie, qui fait du jambon, et Le Mont de la Coste, au nom de sa marque Auvernou, qui fait du saucisson.
On nous traite d’empoisonneurs ! Dans les entreprises, les employés culpabilisent.
Bernard Vallat,président de la Fédération des industries charcutières et traiteurs (FICT).
La stratégie consistait à mettre en avant des PME, qui constituent 90 % des 300 adhérents. Sauf que ces deux entreprises font partie du groupe Loste, un des 10 poids lourds de la fédération, aux côtés notamment du groupe Aoste, leader du marché du saucisson sec avec ses marques grand public Justin Bridou et Cochonou…
À trois reprises, en 2021, Yuka a été condamnée pour dénigrement. L’application a dû retirer le lien qu’elle faisait entre des produits contenant des nitrites et la pétition, et supprimer la mention « cancérigènes probables » dans la description qu’elle en faisait.
Cette victoire est pourtant loin d’être décisive. « Nous n’avons pas été condamnés à modifier notre barème, ce que demandait la FICT, et notre image d’indépendance est renforcée », souligne la cofondatrice de l’appli, Julie Chapon, faisant sereinement le bilan des procédures dans le grand appartement qu’occupe Yuka, en plein cœur de Paris.
Les charcutiers voulaient frapper fort. Sur les trois procès, ils demandaient à Yuka plus de 1,4 million d’euros de dommages et intérêts. Une somme énorme pour une entreprise dont les résultats financiers restent modestes (1,6 million d’euros de chiffre d’affaires et 18 000 euros de bénéfice en 2020). Ils n’ont obtenu que 95 000 euros.
Autre conséquence de leur offensive, les condamnations ont provoqué un élan de solidarité. La cagnotte ouverte par Yuka pour faire face aux frais de justice a récolté près de 400 000 euros en quelques semaines. Le débat public sur les nitrites ne fait que s’intensifier et l’affaire va partir en appel.
Le problème du saucisson, c’est qu’il a perdu sa fonction historique. À l’origine, c’est une technique pour conserver la viande du cochon longtemps après l’abattage.
Mais les fabricants ne tentent plus de le vendre pour ses apports en protéines. Ils le lient avant tout aux notions de convivialité et de plaisir. Comme une confiserie salée. Auvernou, une marque de création récente, en est un bon exemple. Sa devise : « La gourmandise à tout instant ». Ses produits phares : des mini-sticks au roquefort, à l’emmental, au piment…
Un repoussoir pour les jeunes
Sachant que l’OMS considère la charcuterie comme un cancérigène certain – avec ou sans nitrites –, que Santé Publique France recommande de ne pas en manger plus de 150 grammes par semaine (soit trois tranches de jambon), il reste bien peu de place pour une consommation « gourmande ».
Les fabricants doivent se résigner à faire moins de volume.
Richard Ramos,député Modem.
Les ventes risquent donc de décroître. « Les fabricants doivent se résigner à faire moins de volume », analyse Richard Ramos, qui a prévu dans sa loi un fonds pour aider leur conversion. « La stratégie de la FICT, c’est presque un suicide ! Les marques qui ne font rien contre les nitrites vont disparaître », assure David Garbous, ancien directeur marketing de Fleury Michon.
C’est curieux… Cette guerre rappelle celle que décrivait Rabelais dans son Quart Livre entre l’austère monstre Carême et le pourceau Mardigras, dieu de la charcuterie. Premier texte de la littérature française où figure le mot « saucisson », il se termine par la défaite de Mardigras. Aux Cochonnailles du Haut-Bois, la grande angoisse de Laurent Guglielmi, ce sont les postes vacants. Les jeunes ne veulent plus devenir charcutiers.