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Inflation. La grande distribution fait-elle tant de marges ?
Consommation
Inflation. La grande distribution fait-elle tant de marges ?
Dans un contexte d’inflation, certains reprochent à la grande distribution de s’engraisser sur le dos des producteurs et des consommateurs. Mais ses marges sont-elles si conséquentes ?
Aude David
© KERMALO/REA
Parler chiffres, c’est compliqué : parmi les principaux distributeurs, seul Systèmes U a accepté d’évoquer ses marges. En France, la marge brute* (prix de vente moins prix d’achat) s’établit à 22,9 % en 2019 pour le commerce de détail non spécialisé, composé aux deux-tiers des grandes surfaces (Insee). Et à 29,5 % en 2020 pour les rayons frais des grandes surfaces (OFPM).
Mais il faut y soustraire toutes les dépenses de l’entreprise pour obtenir la marge nette*, son bénéfice. En moyenne, elle est en 2020 de 2,3 % avant impôt pour l’alimentaire frais, 1,6 % après impôt (OFPM). Ces faibles marges sont compensées par un écoulement rapide des stocks, avant d’avoir payé les fournisseurs, ce qui assure la trésorerie. Surtout, « ce sont des moyennes », avertit Olivier Andrault, chargé de mission alimentation de l’UFC Que Choisir, qui demande « plus de transparence » et de précision.
Thierry Dessouches, porte-parole de Systèmes U, indique une marge nette d’1,5 à 2 %, avec de fortes variations entre « des magasins implantés depuis longtemps, où certains emprunts sont remboursés » et d’autres plus récents, avec entre autres de gros investissements.
L’EBE* de la grande distribution a diminué d’1 % entre 2019 et 2022. Selon l’Inspection générale des finances et de l’Observatoire de la formation des prix et des marges (OFPM), elle n’a globalement pas profité de la hausse des coûts pour gonfler ses marges malgré quelques cas suspects selon le Sénat. Sur plusieurs produits, elle les a même comprimées pour limiter la hausse des prix de « peur de voir partir les clients à la concurrence, assure Olivier Andrault. Elle peut donc diminuer ses marges sans mettre la clé sous la porte ».
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Selon les distributeurs, les opérations anti-inflation ont un coût : Systèmes U pense perdre plusieurs dizaines de millions d’euros de marge en quelques mois (sur quelques centaines de millions par an). Mais Olivier Andrault rappelle que « la grande distribution n’a pas obligation de casser ses marges sur ces dispositifs ».
Les hausses de prix consenties aux fournisseurs (en moyenne 10 % lors des négociations annuelles achevées il y a quelques semaines) peuvent aussi rogner les marges quand les distributeurs décident de ne pas tout répercuter sur leurs prix. Chez Systèmes U, Thierry Dessouches affirme que « la baisse de la marge est très sensible », sans donner de chiffre.
« On ne voit pas l’inflation se calmer avant l’été au mieux, ni les marges de la grande distribution se rétablir à court terme. Le coût moyen de l’électricité pour un magasin de 2500 m2 est de 150 000 euros par an. L’an prochain, cela va doubler ». Parmi les autres éléments qui affectent la marge, il cite « cinq revalorisations salariales l’an dernier », et « une accumulation de dispositions réglementaires » : obligation de verdir les magasins, d’installer les panneaux solaires…
Autant de marges que de produits
Les marges varient énormément entre produits : 2,8 % pour du café Carte Noire, 59,1 % pour des céréales Leaderprice chez Franprix, selon des révélations du Parisien en 2019. Selon l’OFPM, le rayon boulangerie affiche une marge brute de 56,1 % mais une marge nette de -4,7 % avant impôt, à cause entre autres de la main-d’œuvre. Au rayon volaille, la marge nette s’envole à 9,2 %.
Pour certains produits (grandes marques, premiers prix, produits phares, consommés fréquemment), la concurrence empêche une hausse de prix. Par ailleurs, les « produits d’appel » – souvent les rayons frais – font venir en magasin. Ils ont donc intérêt à être le moins cher possible, quitte à y perdre de l’argent.
D’autres produits permettent, eux, des marges plus fortes : marques moins connues, achats moins fréquents, denrées non transformées… La demande des consommateurs d’articles plus éthiques est impossible avec des prix cassés. Thierry Dessouches assure que sur les produits de PME, la marge est plus forte pour Systèmes U comme pour les industriels, car les consommateurs cherchent autre chose et sont prêts à payer plus.
Les conditions particulières de conservation comme la surgélation, plus chères, font augmenter la marge brute. Les produits biologiques engendrent une marge égale voire supérieure en pourcentage à leurs équivalents conventionnels. Avec un coût plus élevé, la marge appliquée par le distributeur est ainsi plus forte. Thierry Cotillard des Mousquetaires (Intermarché) l’explique par le fait que le « taux de casse » y est plus important. Et les produits de marques de distributeur (MDD) présentent souvent une marge supérieure, avec des hausses parfois plus fortes.
La grande distribution parle de « péréquation des marges. On ne gagne pas d’argent sur le Ricard ou le Nutella, mais il faut trouver autre chose pour faire tourner le magasin, explique Thierry Dessouches. Le pilotage des marges est très pointu, il y en a presque autant que de produits ».
Une disparité importante
La vente à perte, en dessous du prix d’achat, est interdite. Dans la grande distribution, la loi Egalim de 2018 a même introduit l’obligation d’une marge brute d’au moins 10 % : c’est le « SRP +10 », seuil de revente à perte +10. L’expérimentation est reconduite jusqu’en 2025 par une loi à peine votée. Objectif : préserver les revenus de l’agriculture en déplaçant la marge des distributeurs sur d’autres produits. La distribution y était globalement favorable, à part Leclerc.
Mais « il n’y a pas d’effet mécanique, selon Olivier Andrault. Nous avons calculé que cela avait coûté 1,6 milliard d’euros aux consommateurs, et il n’y a eu aucune démonstration économique de l’impact pour les agriculteurs ». Selon un rapport du Sénat de 2019, des enseignes ont parfois maintenu des prix identiques, en faisant pression sur leurs fournisseurs pour diminuer leurs prix et dégager la marge brute obligatoire de 10 %.
La grande distribution s’est bâtie sur des marges faibles et des volumes importants, pour un bénéfice important. Mais les comportements des consommateurs évoluent. Les hypermarchés, aux marges encore plus cassées, sont désertés. Au contraire, les magasins de proximité, avec, souvent une meilleure marge, gagnent en attractivité. Tout n'est donc pas une histoire de prix !
Ne pas confondre marge commerciale (ou marge brute) et marge d’exploitation (ou marge nette)
La marge brute d’un produit correspond à la différence entre son prix de vente aux consommateurs et le prix d’achat auprès du fournisseur. La marge nette déduit de cette marge les salaires et les consommations intermédiaires payées par l’entreprise : locaux, énergie, dépenses diverses… Cela correspond plus ou moins à l’EBE, excédent brut d’exploitation (valeur ajoutée [prix de vente moins consommations intermédiaires] + subventions d’exploitation – impôts et taxes et versements assimilés – charges de personnel).
Pour aller plus loin
Rapport au Parlement - Évaluation des mesures expérimentales de relèvement du seuil de revente à perte et d’encadrement des promotions pour les denrées et certains produits alimentaires (article 4 de l’ordonnance n° 2018-1128 du 12 décembre 2018), Gouvernement, septembre 2020
Rapport sur l’inflation alimentaire, Inspection générale des finances, 2022
Marges dans la grande distribution : dans le secret de la fabrique des prix, Le Parisien, 2019
Rapport au Parlement, Observatoire de la formation des prix et des marges, 2022
Dans le programme de SES
Seconde. « Comment crée-t-on des richesses et comment les mesure-t-on ? »
Seconde. « Comment se forment les prix sur un marché ? »
Première. « Comment un marché concurrentiel fonctionne-t-il ? »