Nouvelle chronologie des médias: les films de plus en plus vite sur les petits écrans
Elle définit l’ordre dans lequel les différents acteurs ont droit de diffuser exclusivement une œuvre cinématographique.
Salles de cinéma : Jusqu’à 4 mois après la parution d’un film (3 mois si le film a enregistré moins de 100 000 entrées en 4 semaines)
Ventes et location (DVD, Blu-Ray) : 4 mois après la parution du film
Chaînes cinéma - payantes ou à péage ayant passé un accord avec les professionnels du cinéma (Canal+, OCS) : 6 mois après la parution (contre 8 mois auparavant)
Netflix : 15 mois après la parution (36 mois auparavant)
Autres plateformes : 17 mois après la parution (36 mois auparavant)
Chaînes gratuites : 22 mois après la parution (30 mois auparavant)
Canal+ et OCS pourront ainsi présenter des films 6 mois après leur sortie (contre 8 mois, auparavant), Netflix, 15 mois après (contre 36 mois auparavant). Pour Pierre Jolivet, président de la société civile des Auteurs, réalisateurs et producteurs (ARP), c’est la salle de cinéma qui sort victorieuse du bras de fer, préservant son exclusivité sur les films pendant 4 mois (au maximum) : « La salle est préservée, et demeure l’endroit privilégié pour voir un film », explique le cinéaste. « On peut aussi interpréter l’accord comme une réaffirmation de la place centrale de Canal+ dans le système. »
Le groupe Canal est depuis toujours, comme l’explique le chercheur spécialiste des industries créatives Thomas Paris, le « grand argentier » du cinéma français. L’expression n’est pas de lui, mais est si répandue dans le milieu qu’elle est quasiment devenue l’épithète du groupe dirigé par Maxime Saada. Depuis sa création, la chaîne a revêtu un rôle primordial dans le financement du cinéma français, et soufflait le chaud et le froid sur la production française.
En échange d’une place privilégiée dans la chronologie des médias, elle investissait au moins 12,5 % de son chiffre d’affaires annuels dans des productions françaises. « Pour un producteur, obtenir l’aval de Canal+ était une sorte de sésame », résume Thomas Paris.
Pour Canal+, une cruciale fenêtre d’exclusivité
C’est l’ouverture à la concurrence internationale, favorisée par la pandémie et le confinement, qui a ébranlé le piédestal du groupe possédé par Vincent Bolloré. « Imaginez, intime Pierre Jolivet. Vous êtes seul dans votre couloir, et soudain, des concurrents arrivent, deviennent de plus en plus puissants, sont intégrés dans l’écosystème via une loi promulguée et en viennent à courir à vos côtés… » Ces concurrents se prénomment Amazon Prime, Disney+ et, le plus coriace d’entre eux, Netflix.
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La transposition dans le droit français de la directive SMA a beau, depuis juin 2021, contraindre ces plateformes à participer bien plus largement qu’auparavant au financement du cinéma français, Canal+ ne l’avait pas accueillie à bras ouverts. Et avait même tacitement menacé de réduire largement sa participation à la production de films français : le groupe craignait qu’on ne lui rabote sa fenêtre de diffusion exclusive.
Directive SMA
La directive européenne « Services de médias audiovisuels » de 2018 permet, une fois transposée en droit local - depuis juin 2021 en France - à chaque état-membre d’appliquer son propre régime de contribution à la production cinématographique locale, aux plateformes internationales proposant un service sur leur sol. En France, la directive oblige ainsi les plateformes comme Netflix ou Amazon Prime à financer la production de films et de séries français à hauteur de 20 à 25 % de leur chiffre d’affaires en France.
« Il faut revenir à l’origine de Canal+, indique Thomas Paris. Au moment ou la chaine s’est lancée, en 1984, elle a obtenu une exclusivité sur le cinéma français, et surtout une fenêtre exlcusive. Mais, peu à peu, le film a perdu de sa valeur sur les écrans de télé, à mesure que les moyens de diffusion se multipliaient : la VOD, mais aussi le piratage. Puis, le monde s’est ouvert. Canal+, un monstre à l’échelle franco-française, est devenu un nain à l’échelle mondiale. »
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L’exclusivité du cinéma français perdue, Canal+ tenait donc plus que jamais à s’assurer une fenêtre de diffusion avantageuse. « C’est la principale motivation des abonnés de Canal+, croit savoir Pierre Jolivet. Cette fenêtre, le groupe l’a obtenue… mais pas gratuitement. »
« Ni Canal+ ni les plateformes n’investissent dans le cinéma français parce que c'est rentable... »
De 200 millions d’euros en 2015, le financement de Canal+ du cinéma français avait décru à 179 millions en 2019 - une baisse plus rapide que celle de son chiffre d’affaires, selon le CSA.
Mais, en échange de cette nouvelle fenêtre d’exclusivité (à 6 mois) dans la chronologie des médias, le groupe a accepté d’injecter 600 millions d’euros sur 3 ans dans la production cinématographique française. Une hausse importante, agréée avant même d’obtenir des certitudes quant à la chronologie des médias : elle avait été actée début décembre 2021. De quoi ravir les organisations du cinéma, favorables dès lors à la réorganisation de la chronologie dont rêvait Canal+.
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Autant dire que le « grand argentier » n’avait pas d’autre choix que de mettre la main au portefeuille. « Ni Canal+ ni les plateformes n’ont vraiment avantage à financer le cinéma français, estime Chloé Delaporte, enseignante-chercheuse en socioéconomie du cinéma et de l’audiovisuel. Ni Canal+ ni les plateformes ne financent le cinéma français par plaisir : ils sont légalement obligés de le faire. Ils n’investissent pas dans le ciné français parce que c'est immédiatement et directement rentable. De toute façon, le système français n’est pas une économie de marché. »
Pour la chercheuse de l’Université Paul-Valéry Montpellier 3, c’est plutôt la « symbolique » du partenaire numéro un du cinéma français que recherche Canal+, bien que les coupures pub de films ayant explosé le box-office s’arrachent à plusieurs dizaines de milliers d’euros lors de leurs premières diffusions télévisuelles.
Canal+ n’a pas donné suite à nos demandes d’interview, mais la stratégie de la plateforme Netflix peut corroborer cette intuition. La firme multinationale, ancien service en ligne de location de DVD, est la seule plateforme signataire du nouvel accord sur la chronologie des médias. Et court elle aussi derrière une image de bienfaiteur du cinéma français.
Financer le cinéma français fait de toute façon partie de la stratégie de Netflix
« C’est un signal envoyé aux professionnels du cinéma, analyse Chloé Delaporte. On est le Canal+ de la VOD. La plus cinéphile des plateformes. Ne penser qu’en termes de rentabilité économique, ce serait passer à côté des enjeux symboliques. Du prestige. C’est pour ça que Netflix se bat pour envoyer ses films à Cannes… alors même que les films présentés à Cannes ne s’en vendent souvent que moins bien en DVD. »
« Finalement, aucune plateforme n’est venue chercher Canal+ sur son terrain, malgré leurs moyens financiers », constate Pierre Jolivet. Et pour cause. Si pour Canal+, une bonne place sur la chronologie des médias équivaut effectivement au Graal, pour Netflix, elle n’est que le corollaire - l’externalité positive - d’une stratégie basée sur le financement d’œuvres « glocales » : produites localement, et diffusables dans le monde entier.
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Externalité positive
Situation dans laquelle un agent économique profite des effets positifs d’une activité économique sans en payer le prix. La consommation des spectateurs d’un match de foot dans une ville a des retombées sur les hôtels, les transports, les restaurants. L’externalité est dite négative quand un agent subit les effets négatifs d’une activité économique sans être indemnisé.
« Le premier enjeu, pour Netflix, c’est d’abord de capter le public du pays dans lequel on produit un film ou une série, énumère Olivier Thuillas, spécialiste de l’économie des SMAD et chercheur à l’université de Nanterre. Le deuxième est d’importer des méthodes de travail à l’américaine, des showrunners, des scénaristes, des producteurs, pour standardiser leurs productions locales et les écouler dans tous les pays où Netflix est implanté. » Pour Olivier Thuillas, même s’il n’y était pas contraint, le groupe de Los Gatos financerait « dans une certaine mesure » la production cinématographique française.
« Ce financement, le cinéma français en a besoin, assure Olivier Thuillas. Les télévisions ont moins d’argent. Canal+ est toujours le financeur principal, mais a de véritables difficultés à développer un modèle du club, vieillissant et cher. »
Et si, finalement, le véritable gagnant de ce nouvel accord n’était autre que… le gouvernement ? En réorganisant les fenêtres de diffusion, le ministère de la Culture vient de s’assurer une hausse conséquente des financements en direction du cinéma français : 20 millions de plus par an de Canal+ (soit un total de 600 millions d’euros pour les trois prochaines années dans le cinéma français et européen pour Canal+ et Ciné+), en moyenne, et 40 millions d’euros annuels de Netflix. Un film français coûte en moyenne entre 4 et 5 millions d’euros : on vous laisse faire le calcul.