Sociologie
Le divorce, engrenage économique pour les couples
Sélection abonnésMême quand les conjoints choisissent le mode amiable, la séparation fait voler en éclats les économies d’échelle inhérentes au mariage. De nouvelles dépenses apparaissent et l’inégalité des situations est mise en pleine lumière. L’appauvrissement est la règle.
Maxime Hanssen
© Getty Images/iStockphoto
Un samedi d’automne 2020, à l’abri du tintamarre des Halles Paul-Bocuse. Une mère et son fils sont attablés à l’étage d’un restaurant, au cœur du temple lyonnais de la gastronomie.
Pierre*, le cadet, écoute sa mère, le cœur serré, les yeux plongés dans son assiette. Ce récit le renvoie à son adolescence et elle, à ses années de galère.
À 65 ans, Marie* est divorcée depuis une quinzaine d’années et cette femme optimiste et courageuse se tourne vers le passé, ces années consacrées à élever ses deux enfants, les tâches domestiques, le travail à temps partiel et ses choix personnels.
Elle a des doutes, mais pas de regrets. C’est plutôt l’inquiétude qui domine : « Ma vie d’épouse et mon divorce, ils vont me coûter combien, une fois à la retraite ? ».
Dans l’assiette de Pierre, les fruits de mer sont devenus fades, dans son verre, le côtes-du-rhône est râpeux. En entendant sa mère, il comprend que l’angoisse dure depuis des années.
19 %
Soit la baisse du niveau de vie pour les femmes après avoir divorcé, d'après une étude menée en 2009.
Cette introspection concerne sans doute des milliers de femmes en France. Le divorce, au-delà du coût humain, est un vrai risque pour la situation économique des ménages. Il creuse les inégalités homme-femme.
Une étude de 2009 relève, chez les divorcés, une perte de niveau de vie de 19 % pour les femmes et de 2,5 % pour les hommes. Environ 128 000 couples se séparent chaque année. Le divorce de Marie et Anthony* a été consommé en janvier 2005 et officiellement prononcé en 2008.
En retraçant le film de leurs 19 ans de mariage, on comprend mieux l’impact économique de leur séparation. Les futurs époux se rencontrent en 1984 et travaillent tous deux dans la publicité. Deux ans plus tard, leur union est scellée sous le régime de la séparation de biens. Elle a 30 ans, lui 28.
Marie explique ce choix contractuel, en augmentation constante en France : « Nous avons toujours pensé monter une entreprise. On voulait se protéger réciproquement en cas de faillite. » Nous sommes en juin 1986.
Les Trente Glorieuses se sont achevées une dizaine d’années plus tôt, stoppées net par le premier choc pétrolier. La récession menace, le chômage atteint 9 % en France.
Dans ce contexte morose, Marie et Anthony, couple diplômé issu de la classe moyenne supérieure, gagne plutôt bien sa vie. Deux ans plus tard naît Timothé*, leur premier garçon. Suivra Pierre, en 1990. Marie se souvient : « J’adorais mon travail et mon indépendance. J’ai seulement pris les congés maternité. Pas question de devenir mère au foyer. »
Huit ans de travail domestique
L’irruption de l’informatique et les premiers Macintosh d’Apple bouleversent l’industrie de la publicité. La graphiste est licenciée en 1991. « Anthony travaillait énormément, multipliait les déplacements et gagnait bien sa vie. Moi, je touchais le chômage. Nous avons décidé que je me concentrerais désormais sur l’éducation des enfants », poursuit Marie.
Un classique : 39 % des mères ont modifié leur activité professionnelle après la naissance d’un enfant, contre 6 % pour les pères. Cette décision est un tournant.
Pour les sociologues Céline Bessière et Sibylle Gollac, coauteures du Genre du capital, elle s’inscrit dans une logique « d’arrangements économiques familiaux », des choix effectués à la fois en fonction de paris sur l’avenir et de dispositions sociales, de contraintes et de ressources particulières.
39 %
C'est la part de mères qui ont modifié leur activité professionnel après la naissance d'un enfant
« Pour moi, c’était temporaire », reprend Marie. L’épouse va se focaliser huit ans sur le travail domestique, un vrai « investissement » au service de la stabilité économique du foyer.
Mais un nouveau coup dur attend le couple. En 1995, Anthony est licencié par le géant informatique mondial qui l’emploie. Une nouvelle stratégie familiale est mise en place : l’entreprise de logiciels nouvellement créée, qui disparaîtra un an après, est enregistrée au nom de l’épouse.
Le foyer perçoit les indemnités de chômage de l’époux tout en engrangeant quelques revenus supplémentaires bienvenus. Il faudra attendre 1997 pour qu’Anthony retrouve un poste stable de commercial d’une entreprise de restauration collective. La famille déménage dans le Sud de la France.
« Nous avons alors privilégié mon rôle social, pour aider les enfants à s’intégrer. J’ai créé un réseau amical qui aurait pu m’ouvrir aussi des portes professionnelles. » De retour à Lyon, Marie réactive ses contacts, car « un seul salaire ne suffisait plus ».
Le poste de commercial qu’elle décroche est un quatre cinquième. Cela limite sa rémunération, ralentit sa carrière et minore ses cotisations retraite.
Après trois accidents de santé pour Anthony (dos, infarctus, dépression) et un nouveau licenciement économique, le couple rencontre des difficultés financières. Heureusement, un héritage familial va aider à boucler les fins de mois.
Pas de patrimoine accumulé
Ces tribulations professionnelles, sanitaires et conjugales ont rongé l’harmonie du couple, désagrégé la famille. Le divorce est demandé en août 2005. Les conjoints n’ont pas accumulé de patrimoine pendant leur union.
Marie obtient la garde des enfants, comme dans 69 % des séparations. Elle intègre les statistiques des familles monoparentales, plus en proie à la précarité que les autres.
Les courses alimentaires sont souvent payées par ses parents, une aide nécessaire. Puis l’héritage venu de sa mère, en 2013, permettra à Marie et aux enfants de garder la tête hors de l’eau. « Je savais que ça allait être dur, j’étais un peu rassuré par le soutien moral et financier que leur apportent mes beaux-parents », se remémore Anthony.
Au moment de la séparation, il touche 2 400 euros des Assedic et Marie, 1300 euros net. Le divorce engendre d’abord des frais directs liés à la procédure : 800 euros chacun.
C’est surtout la perte globale de niveau de vie, provoquée par la réduction des économies d’échelle, qui tombe sur les ex-époux. Facture d’eau, d’électricité, assurance, logement, etc., ce sont désormais des dépenses incompressibles à assumer seul.
Le prix du divorce est aussi indirect. C’est au moment de la rupture que les femmes mesurent les conséquences du choix qui consiste à rester à la maison pour s’occuper des enfants : employabilité plus faible, salaire plus bas.
« Le divorce prive la partie qui a réalisé l’investissement domestique du retour sur son investissement », expliquent les sociologues Cécile Dubois et Myriam Duban dans une étude de l’Ined publiée en 2016. « L’autre conjoint a bénéficié de l’investissement de son partenaire sans en payer le coût à long terme. (…) Le divorce participe donc au développement des inégalités économiques de genre. »
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La pension alimentaire et la prestation compensatoire sont censées rééquilibrer le rapport de force économique entre les ex-époux. L’ordonnance de conciliation de Marie et Anthony prévoit une pension alimentaire de 400 euros par mois, puis 600 euros lors du jugement définitif basé sur une convention négociée entre les deux parties.
« Au-delà de cette somme définie, il me semblait naturel de verser 200 euros de plus tant que je le pouvais financièrement, c’est-à-dire jusqu’en juillet 2009. Les intérêts de mon ex-épouse étaient aussi ceux de mes enfants », confie Anthony, qui règlera, parfois en retard (pour cause de précarité financière), la pension pour son aîné jusqu’à son indépendance, à 19 ans, et jusqu’à la fin des études du cadet, alors âgé de 25 ans.
Le divorce participe donc au développement des inégalités économiques de genre.Cécile Dubois et Myriam Duban
Sociologues, dans une étude de l’Ined (2016)
Marie aurait pu prétendre à une prestation compensatoire pour corriger les effets financiers à long terme des choix familiaux, comme le sacrifice de sa carrière ou les préjudices pour sa retraite. Elle la refuse. « J’ai privilégié la cordialité et la reconstruction de notre famille, je ne voulais pas lui mettre la tête sous l’eau en plus de la pension alimentaire. »
« Souvent, des femmes exerçant une activité professionnelle voient dans la prestation compensatoire un lien de dépendance envers leur ex. Elles s’estiment redevables », décrypte maître Berthet, avocate en droit de la famille au barreau de Lille. « Alors qu’en fait, elles sont dans leur droit. En refusant cette somme, elles pensent tourner définitivement la page. »
Travailler au moins jusqu’à 67 ans
Plus d’une décennie après leur séparation, Anthony est agent commercial indépendant. Contrairement à Marie, il est à nouveau en couple, tout en écartant l’idée d’un remariage.
« Je veux préserver la pension de réversion de mon ex-épouse. En cas de nouvelle union, celle-ci serait divisée entre les conjointes successives au prorata du temps passé ensemble », explique l’homme de 63 ans. Une partie de cette somme viendrait alimenter, en cas de décès, la future retraite de Marie.
Et pourtant, en 2021, le compte n’y est pas. Elle devra occuper jusqu’à 67 ans minimum son emploi de conseillère dans une mutuelle. La simulation maretraite.fr réalisée en 2019 lui pronostique 1 000 euros de retraite. Elle touchera aussi des droits réduits suite à l’invalidité liée à son cancer, qui lui impose de travailler à mi-temps.
Elle reste positive. « Les coûts et les douleurs de cette séparation sont là, mais on y a tous gagné quelque chose : le bien-être et un peu plus de sérénité. Ça n’a pas de prix. »
* Les prénoms ont été changés
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