Deux ans sans se voir, quatre jours à se retrouver et un dernier concert avant de se quitter. Dimanche 3 juillet, ils seront plus de 23 000 face à la Grande Scène des Eurockéennes, à reprendre en chœur les tubes du groupe de rock britannique Muse. Dix-huit mois plus tôt, tous les billets avaient été vendus en quelques jours.
À l’époque, en décembre 2020, on voulait y croire pour 2021. « Il y avait les vaccins, la crise sanitaire allait finir, du moins c’est ce qu’on espérait », se souvient Kem Lalot, le programmateur musical du festival de Belfort.
D’ailleurs, dès janvier, comme à l’accoutumée, l’équipe de neuf permanents se retrouve, à Cravanche, près de Belfort, dans les bureaux de l’association Territoire de Musique, qui chapeaute le festival. « Plus on se rapproche de l’événement, plus les bureaux se remplissent de prestataires qui arrivent juste quelques jours avant le jour J», explique Kem Lalot.
Hélas, le Covid joue les prolongations avec des variants très contagieux. Le gouvernement parle alors d’un retour des jauges et évoque un temps l’obligation d’assister assis aux festivals de musique de l’été.
En avril, l’équipe des Eurockéennes, la mort dans l’âme, annonce une nouvelle fois l’annulation et rembourse les billets. Finalement, une version réduite aura lieu, pour sauver quelque peu la mise, avec moins de concerts, peu de têtes d’affiche et cinq fois moins de festivaliers.
« J’ai commencé à me demander si je n’allais pas devoir changer de métier », confie le programmateur musical. Certes, en 2021, comme en 2020, les collectivités locales ont maintenu leurs subventions, permettant au festival de ne pas couler. Mais, jusqu’à quand ? L’avenir paraît bien sombre.

Sans Eurockéens, Les Eurockéennes vont finir par mourir. « Le festivalier paie 56 % du festival, avec son billet et ses consommations sur place. Viennent ensuite, pour 39 %, le mécénat, stable, et le sponsoring, en baisse en 2022. Enfin, il y a 5 % de subventions. Ces dernières baissent régulièrement, mais c’est normal pour un festival qui a 32 ans d’existence. Il doit pouvoir compter sur ses propres ressources », estime Jean-Paul Roland, le directeur des Eurockéennes.
Quant au matelas de sécurité, il est très, très mince. « Nous sommes une association à but non lucratif ; 90 % de notre budget sert à financer le festival, le reste est reversé à différentes actions culturelles : soutien aux artistes, inclusion sociale par la culture, etc. Si une année, il y a un surplus, il est réinjecté dans l’édition suivante », précise le patron du festival.
Le creux de 2001
Malgré un budget de 9,5 millions d’euros, la survie des Eurockéennes – et celle des emplois créés autour de l’événement – est donc, chaque année, entre les mains des festivaliers. En 2001, quand Jean-Paul Roland reprend les rênes, le budget est d’un peu moins de six millions d’euros, l’entreprise est déficitaire et l’événement commence à être boudé (90 000 spectateurs se sont déplacés en 1996, ils ne sont plus que 80 000 aux trois éditions suivantes).
La mission du nouveau directeur : regagner l’intérêt du public pour que le festival revienne à l’équilibre en trois ans. Il commence par embaucher deux programmateurs musicaux de la région « qui connaissent le public du coin », explique Kem Lalot.
Ce dernier, originaire de Belfort, est fan de rock et de metal. Avant d’être débauché, il programmait depuis 1994 des artistes pour la salle de concert mulhousienne le Noumatrouff. Christian Allex, la deuxième trouvaille de Jean-Paul Roland (partie en 2019), vient de L’An-Fer, le club électro de Dijon.
Contrairement à une idée reçue, « les festivaliers ne sont pas des pèlerins. Entre 75 % et 78 % habitent à côté. Pour Les Eurockéennes, nous sommes sur un public local à 72,2 % : 18,6 % habitent à Belfort, 25,8 % en Franche-Comté et 27,8 % dans le Grand Est », analyse le sociologue Aurélien Djakouane, auteur, notamment, de deux études sur le public du festival de Belfort.
Pour attirer le public, le trio, le directeur et les deux programmateurs musicaux, planchent aussi sur l’ambiance des Eurockéennes. « À la fin des années 1990, elles étaient devenues une accumulation de têtes d’affiche sans lien ni cohérence, explique Kem Lalot. Nous avons fait plus de place à la découverte de nouveaux artistes. »
Ils ont aussi construit une nouvelle scène, celle de la plage, et adapté les stands de restauration aux goûts du public ; 51,2 % des Eurockéens sont des Eurockéennes. « Certains viennent en famille (entre 8 % et 10 % des festivaliers), il faut donc proposer autre chose que les merguez-frites arrosées de bière », ajoute Jean-Paul Roland. La stratégie paie.
En 2004, 95 000 personnes affluent aux Eurockéennes, le festival revient à l’équilibre. S’ensuivent 18 ans de succès et de « galères », sourit Jean-Paul Roland.
Cachets faramineux
Les festivals se sont multipliés en France – « 70 % de ceux qui existent aujourd’hui sont nés dans les années 2000 », rappelle le sociologue Aurélien Djakouane –, en Europe et aux États-Unis. Tous veulent les mêmes têtes d’affiche. « Ce sont elles qui déclenchent les premiers achats et font venir les sponsors », explique Jean-Paul Roland.
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« Il y a 10-15 ans, je mettais une option sur les têtes d’affiche six mois avant le festival, maintenant, c’est au plus tard un an et demi avant », relate Kem Lalot. Quant aux cachets, ils ont flambé. Les artistes ne gagnent plus leur vie avec la vente d’albums, mais avec les tournées et festivals. Résultat : ils demandent de plus gros cachets et se vendent aux plus offrants. En 15 ans, la part du budget des Eurockéennes consacrée à l’artistique est passée de 30 à 40 %. « Certains sont vraiment trop chers pour nous », reconnaît le programmateur.

Le Californien Kendrick Lamar, sacré « meilleur rappeur vivant » par le magazine Rolling Stone, dont le cachet atteint un million de dollars, ne jouera probablement jamais sur la presqu’île du Malsaucy.
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Les Eurockéennes, comme beaucoup de festivals de musique français, et contrairement aux Anglo-Saxons, refusent de répercuter la hausse des cachets sur les festivaliers. Il faut donc ruser et aligner de solides arguments pour convaincre les agents et tourneurs des stars. « En 32 ans, Les Eurockéennes sont devenues un passage obligé. Et nous sommes bien situés, avec un aéroport international à moins de 40 minutes et sur le chemin des festivals de l’été : Les Ardentes et Rock Werchter, en Belgique, le Main Square Festival, à Arras, entre autres », fait valoir Kem Lalot.
Il consulte aussi, en amont des négociations, ses homologues d’autres festivals : « On s’arrange entre nous avant de mettre une option. Si l’un veut Stromae le vendredi soir, je le demanderai pour le samedi. »
Effet Bataclan
L’autre « galère » des dernières années, ce sont les frais de sécurité. De 450 000 euros en 2013, ils sont passés à 650 000 euros en 2018. En cause : la « circulaire Collomb » de 2018, pensée suite aux attentats du Bataclan à Paris et qui réévalue l’indemnisation par les festivals des services d’ordre à leurs abords.
Certains préfets ont eu la main lourde. « La préfecture nous demande par exemple d’indemniser des gendarmes, non présents dans le festival, mais à un carrefour à 10 km des Eurockéennes », s’étrangle Jean-Paul Roland.
Il a contesté les additions très salées de 2018 et 2019 auprès du tribunal administratif. Il a gagné pour 2018 et la première manche pour 2019. La préfecture a fait appel.
En 2020, la nouvelle galère fut donc un petit virus et une pandémie. Même si, deux ans après, la parenthèse morose des confinements et gestes barrière semble se refermer, les organisateurs du festival de Belfort restent inquiets.
Les Eurockéennes sont de retour, mais les Eurockéens reviendront-ils après cette longue absence ? « Les habitués, oui, tranche le sociologue Aurélien Djakouane. Pour les nouveaux venus, c’est plus incertain et pour Les Eurockéennes, ils représentent 30 % des festivaliers. Ce public nouveau est très important pour les festivals, car leur survie se joue justement sur leur capacité à renouveler leur public. »
L’an dernier, Jean-Paul Roland, en recrutant un community manager et des agences de communication et de marketing numérique, s’est évertué à faire vivre la marque et l’ambiance des Eurockéennes sur Instagram et TikTok. Il a aussi ouvert cette année les 500 jobs d’été (des CDD de quatre jours à deux mois avec billets offerts) aux mineurs.
Lancés en avril dernier, ces recrutements avaient déjà reçu 1 000 candidatures début mai et 30 % des candidats avaient entre 16 et 18 ans. Un bon présage.
Autre bon augure : dès février, les ventes de billets laissaient penser que 2022 serait une année record en termes de fréquentation. De quoi rassurer Jean-Paul ? Pas sûr.
« L’inflation du prix des matières premières a déjà alourdi nos dépenses techniques liées à la construction du village, des scènes. Et c’est parti pour continuer », s’inquiète-t-il. À cela s’ajoute cet autre défi de taille : réduire l’impact environnemental du festival pour répondre à la grande préoccupation de l’époque.
Note de la rédaction : À titre de comparaison, le billet pour la journée aux Eurockéennes est à 55 euros, 199 euros pour les quatre jours. Au Festival de Glastonbury, au Royaume-Uni, le festivalier débourse 285 livres (337 euros) pour trois jours de festival.