« On m’a volé mes sous hier, je n’ai plus que des graines. Est-ce que vous les prenez ? », interroge malicieusement Jean-Louis Martin devant le stand d’un boulanger au marché des Arceaux, à Montpellier. Ce chercheur en écologie s’est bel et bien fait voler son portefeuille la veille ; il a eu le temps de refaire le plein d’euros et de graines (voir photo d'illustration), mais s’amuse toujours à surprendre les marchands, comme ce boulanger, qui ne connaissent pas la monnaie locale de Montpellier et ses alentours.
Jean-Louis se lance dans de longues explications, billets à l’appui. « Regardez comme ils sont beaux », dit-il en brandissant le billet de deux graines sur lequel sont dessinés le Pic Saint-Loup et un rouge-gorge. « Les professionnels qui sont dans le réseau ont signé une charte avec des engagements moraux, sociétaux, éthiques… Donc quand je paye en graines, je sais qu’il y a des valeurs partagées derrière. »
À lire Déconsommation : les Français achètent moins pour acheter mieux
Parité avec l’euro
La Graine est l’une des quelque 80 monnaies locales françaises. Ces projets sont le plus souvent issus de la société civile, portés par des acteurs qui souhaitent renforcer l’activité économique au niveau local. « C’est une façon de mettre notre grain de sel dans l’économie locale. Le mouvement est modeste, mais il commence à prendre », assure Chantal Mazurek, membre de l’association La Graine, qui compte plus de 500 « consom’acteurs » (les particuliers) et près de 100 « prod’acteurs », les professionnels (commerces alimentaires, restaurants, librairies, sorties culturelles, etc.).
À lire McDonald's la joue local pour rester leader mondial
Complémentaires, c’est-à-dire qu’elles ne peuvent remplacer intégralement l’euro, les monnaies locales ne sont utilisables qu’au sein de leur réseau d’adhérents et leur valeur est fixée à parité avec l’euro (1 eurp = 1 graine). Ainsi, il est impossible de rendre des euros sur une monnaie locale. Si l’on n’a pas pile le montant en monnaie locale, il faut faire l’appoint en euro.

À Ungersheim (Haut-Rhin), c'est le radis qui séduit. Crédits : DR.
Forte dynamique en France
En Europe, les premières monnaies locales sont apparues en Allemagne et au Royaume-Uni dans les années 2000 et elles ont fait leur arrivée en France au début des années 2010. Depuis, leur développement sur le territoire français a été plus rapide que n’importe où ailleurs, hormis au Brésil.
« Les projets ont bénéficié du savoir-faire accumulé à l’étranger et se sont appuyés sur la défiance à l’égard du système financier suite à la crise de 2008 », analyse Jérôme Blanc, professeur à Sciences Po Lyon. « Cette forte dynamique s’explique aussi par la loi sur l’économie sociale et solidaire de 2014, qui a fait une place aux monnaies locales », ajoute ce spécialiste.
Éco-mots
Économie sociale et solidaire
Ensemble des activités économiques dont l'objectif principal n'est pas de réaliser du profit mais la réalisation d'un objectif commun. Elles s'exercent sous forme de coopératives, d'associations ou encore de mutuelles.
Selon lui, cette tendance débouchera un jour sur une consolidation : fort développement pour certaines monnaies locales, fusion ou arrêt pour d’autres.
En Chiffres
Deux millions
d'eusko, la monnaie locale du Pays basque, sont en circulation. Un record en Europe.
Car la mise en place d’une monnaie complémentaire demande beaucoup de temps… et d’argent ! Les plus actives sont celles dont les associations ont un budget leur permettant d’avoir des salariés et non seulement des bénévoles. « Nos 12 salariés travaillent au quotidien pour développer le réseau, intégrer de nouveaux professionnels et mettre en relation les entreprises participantes », explique Dante Sanjurjo, directeur général de l’association Euskal Moneta, qui gère l’eusko au Pays Basque.
C’est la monnaie locale la plus développée d’Europe : près de deux millions d’euskos en circulation, 1 000 professionnels et 3 800 particuliers adhérents. « Quatre-vingt-quatre pour cent des entreprises du réseau n’ont jamais eu à reconvertir un seul eusko en euro et 56 % ont pris au moins un nouveau fournisseur local », affirme Dante Sanjurjo.
Et pourquoi pas un crédit en monnaie locale ?
Les systèmes de crédit mutuel interentreprises sont des sortes de monnaies locales réservées aux professionnels visant à soutenir l’activité de Petites et moyennes entreprises (PME) réunies dans un réseau. Elles bénéficient d’un accès facilité au crédit dans cette unité commune et à taux zéro. C’est le cas du Sardex, créé en 2009 en Sardaigne (Italie).
« Le Sardex, qui a connu un développement significatif, a permis de renforcer les relations commerciales entre les PME de l’île dans un contexte économique difficile », souligne Jérôme Blanc, professeur à Sciences Po Lyon.
Empêcher les reconversions pour favoriser la circulation
À Montpellier, le réseau n’est pour l’instant pas assez développé pour permettre aux professionnels d’écouler toutes leurs graines entre eux. « C’est compliqué pour les débouchés », témoigne André Kurzaj, gérant de deux magasins Biocoop, alors qu’il vient juste d’échanger 3 500 graines en euros, moyennant 2 % de frais.
À lire Le supermarché coopératif est-il le modèle de demain ?
Ces coûts visent à décourager les reconversions, tout l’objectif d’une monnaie locale étant qu’elle circule le plus possible. Il est d’ailleurs tout aussi important de développer le réseau du côté des utilisateurs particuliers.
« Nous avons beaucoup de sympathisants qui n’ont pas encore franchi le cap », rapporte Dante Sanjurjo, espérant que l’application de paiement Euskopay, lancée en juin, les convaincra de sauter le pas. Déployer une version numérique est l’un des facteurs de succès des monnaies locales identifiés par Jérôme Blanc. La Graine compte bien s’y mettre, avec une application prévue pour l’automne.