Sociologie
Inclusivité : sur scène, les stand-uppeurs réconcilients toutes les France
Sélection abonnésDepuis Jamel Debouze et Kader Aoun, le stand-up a bien évolué sur les scènes françaises. De Laura Laune à Bun Hay Mean, immersion en coulisses auprès de ces « artisans sociologues » qui font bouger les lignes.
Julie Desrousseaux
© RawPixel.com / DR / Montage : Pour l'Éco
«Je souffre d’endométriose, ma façon de l’accepter, c’est d’en rire, et de faire parler de ce sujet. » C’est sur scène que Laury en rit, celle du Fridge Comedy Room, transformée le temps de cette semaine d’avril en master class. Comme elle, 17 élèves voient défiler pendant cinq jours des stand-uppers aguerris (Kev Adams, Tania Dutel, Gad Elmaleh, Yacine Belhousse, Urbain, Marine Baousson, Tareek…) qui leur parlent du métier et les coachent.
Le stand-up fait sauter le quatrième mur : l’artiste s’adresse au public en son nom, en son identité, depuis une position dans la société qui lui permet de la commenter.Nelly Quemener,
sociologue.
« Pour le moment, j’ai trois minutes », poursuit Laury, soit le minimum pour les premiers passages lors de scènes ouvertes. Les humoristes s’y relaient devant un public qui ne paye que sa consommation et versera, à la fin du spectacle, la somme qu’il veut « au chapeau », une pratique de plus en plus courante.
« Pour le moment, j’ai trois minutes », poursuit Laury, soit le minimum pour les premiers passages lors de scènes ouvertes. Les humoristes s’y relaient devant un public qui ne paye que sa consommation et versera, à la fin du spectacle, la somme qu’il veut « au chapeau », une pratique de plus en plus courante.
« Ça contraste avec le one-man/woman-show des années 1980, où les humoristes mettaient des personnages en scène dans des sketchs », explique la sociologue Nelly Quemener, autrice d’une thèse qui retrace l’évolution de l’humour français. « Le stand-up, à l’inverse, fait sauter le quatrième mur : l’artiste s’adresse au public en son nom, en son identité, depuis une position dans la société qui lui permet de la commenter. »
Inclusion à l’envers
C’est Jamel Debbouze et Kader Aoun qui ont importé en France cet art né outre-Atlantique qui consiste à faire rire en parlant de son vécu.
En 2008, dans une France post-émeutes des banlieues, quand ils ouvrent le Jamel Comedy Club (JCC) leur « troupe » ressemble à une France black-blanc-beur-asiatique-féminine dont on n’entend pas la voix dans les médias et qui reste invisible sur les scènes de théâtre. « On voulait raconter notre vécu, confiera Jamel des années plus tard. Moi, je n’ai pas les mêmes problèmes que Pierre Desproges ou Guy Bedos1. »
Plus personne ne peut monter sur scène juste en imitant l’accent du bled.Naïma Yahi,
historienne spécialiste de l’immigration algérienne.
Communautaire, le stand-up ? « Cette critique, faite à tort au JCC à ses débuts, ne tient pas une seconde », s’exclame Rossana Di Vincenzo, journaliste chez Télérama.
Avec entre 900 et 1 100 auteurs de sketchs enregistrés à la Société des auteurs et compositeurs dramatiques (SACD) chaque année, « plus personne ne peut monter sur scène juste en imitant l’accent du bled », résume Naïma Yahi, historienne spécialiste de l’immigration algérienne.
À ses débuts, Jamel se cache encore à demi derrière son personnage, explique Nelly Quemener, dont il se sert pour déconstruire la menace que le jeune de banlieue semble représenter dans l’imaginaire collectif. « C’était nécessaire, à l’époque, pour pouvoir s’exprimer dans une France pas prête à prendre de plein fouet les voix des minorités qui subissent exclusions et discriminations. » Ça va vite changer.
Il y a eu un appel d’air. Chez les artistes et dans le public. « C’est un peu comme une inclusion à l’envers : il y a 15 ans, on avait l’impression que le stand-up était réservé aux représentants des minorités, alors qu’aujourd’hui, cet art est pratiqué et regardé par toutes les catégories socio-professionnelles et tous les milieux », observe Fanny Jourdan, la productrice, entre autres, de Paul Taylor et de Bun Hay Mean.
Un artiste peut avoir une fan base, mais mon rôle, c’est d’élargir l’audience, que le propos soit suffisamment bon pour aller toucher l’universel.Jérôme Leleu,
producteur de stand-up
Pour Jérôme Leleu, qui produit aussi du stand-up, « un artiste peut avoir une fan base, mais mon rôle, c’est d’élargir l’audience, que le propos soit suffisamment bon pour aller toucher l’universel. » La preuve : « Quand on a lancé Bun, se souvient Fanny Jourdan, il y avait trois quarts d’Asiatiques dans la salle, aujourd’hui, c’est tous publics confondus. » Rossana Di Vincenzo renchérit : « Blanche Gardin a réussi à rendre le stand-up acceptable chez les CSP+. »
Les places se sont vite remplies pour participer à la master class du Fridge. Et pour cause, les 10 dernières années ont vu une explosion du stand-up en France. « On frôle quasi l’overdose ! », plaisante Rossanna Di Vincenzo, qui écumait, dans le monde d’avant, jusqu’à trois spectacles d’humour par semaine.
La SACD comptabilise entre 20 000 et 22 000 spectacles d'humour par an (hors 2020) et les droits que la société verse au titre du spectacle vivant (qui inclut le stand-up, mais pas uniquement) ont progressé de 7,5 % en 2019, alors que ceux qui concernent les productions audiovisuelles, le cinéma ou le web ont chuté (-11 %).
Instagram ne suffit pas
Sur la seule scène parisienne, trois lieux dédiés au stand-up ont ouvert entre 2019 et 2020 : le Madame Sarfati de Fary, le Barbès Comedy club de Shirley Souagnon et le Fridge Comedy Room de Kev Adams. « Aujourd’hui, les plateaux de stand-up sont partout, dans les comedy clubs, mais aussi dans tout le réseau de cafés-théâtres, et même des bars et hôtels, qui créent et accueillent du stand-up. C’est à la mode. Un bout de salle, un micro, et c’est parti », explique Coline Carteau, programmatrice du Fridge et organisatrice de la master class.
Les stand-uppers n’envahissent pas que les caves des comedy clubs. Ils squattent les radios, les plateaux télé, créent leur podcast… « Toutes les radios veulent désormais leur chroniqueur humoriste », constate Rossana Di Vincenzo. Les mastodontes Amazon ou Netflix commencent aussi à investir dans cette industrie.
Les artistes sont associés à leur nombre de followers sur Instagram. Dans les échanges entre les productions, ça compte. C’est terrible, mais c’est une réalité .Jessie Varin,
programmatrice de La Nouvelle Seine.
Dans la jungle d’aspirants stand-uppers, tous les moyens sont bons pour exprimer sa créativité dans des formats qui permettront, in fine, de remplir des salles. Ou de se monétiser. Parce que les réseaux sociaux sont devenus un élément primordial du modèle économique du stand-up. Les intervenants de la master class préfèrent être clairs sur ce sujet.
« Les artistes sont associés à leur nombre de followers sur Instagram. Dans les échanges entre les productions, ça compte. C’est terrible, mais c’est une réalité », prévient Jessie Varin, programmatrice de La Nouvelle Seine. Les réseaux sociaux sont aussi un espace de liberté et un canal de diffusion XXL, explique Jérôme Leleu. « Quand le sketch de Laura Laune “La Girafe” a commencé à tourner sur les réseaux, elle a été invitée en télé et en quelques mois, elle est passée de salles de 180 à 500 places. »
De quoi, peut-être, donner aux milliers d’aspirants des envies de sauter les étapes ? Certains artistes explosent, mais personne n’a la recette et ça reste l’exception. Mieux vaut donc faire ses classes.
En matière de buzz, le nom d’Inès Reg revient souvent. Sa vidéo postée sur Instagram (« C’est quand qu’tu vas mettre des paillettes dans ma vie, Kevin ? ») est partagée sur Twitter. En quelques heures, elle sera visionnée plus de trois millions de fois. « Attention, quand ça lui tombe dessus, Inès, elle est prête. Ça fait des années qu’elle bosse, elle en a sous le pied », prévient Clémence Bracq, qui accompagne des humoristes depuis 15 ans. Son conseil aux apprentis du Fridge, ce jour-là : « Ouvrez-vous les portes du buzz, mais sachez que le buzz ne fait pas la pérennité. »
« C’est quand qu’tu vas mettre des paillettes dans ma vie, Kevin ? », par Inès Reg, sur Instagram
Sont-il les nouveaux rappeurs ?
Si Laury et ses camarades veulent durer, il leur faut un propos. Revenir à l’essence de l’art du stand-up. Que veulent-ils dire du monde ? « Mon conseil, avise Rossana Di Vincenzo, c’est de savoir pourquoi vous dites ce que vous dites. »
Face au néon bleu de la scène du Fridge, celle qui écume depuis près de 10 ans les salles obscures raconte : « À l’époque, quand je suis allée voir une petite jeune qui débutait, dont j’avais vaguement entendu parler, une certaine Blanche Gardin [rires dans la salle, NDLR], je me suis pris une double claque, se souvient-elle. Ça n’existait pas, une femme qui parlait aussi librement d’absolument tout, je me suis dit c’est dingue le retentissement qu’un tel discours peut avoir dans la société. »
La journaliste ne s’était pas trompée. Mais le propos de Blanche était ciselé à la virgule près. Les stand-uppers qui marchent sont des techniciens hors pair, « il n’y a pas de stand-uppers du dimanche », prévient Clémence Bracq, c’est avant tout un métier d’artisans qui retravaillent chaque mot, chaque silence pour que le rire claque et que le propos « punche ».
Je suis sursollicitée, je reçois une cinquantaine de messages par jour.Coline Carteau,
programmatrice du Fridge.
Les petites salles comme le Fridge servent d’ailleurs aux têtes d’affiche comme Gad Elmaleh ou Baptiste Lecaplain, qui viennent y roder leurs nouveaux spectacles. « Aux États-Unis les stand-uppers peuvent sortir jusqu’à un spectacle par an, constate Fanny Jourdan. Les stand-uppers français se rendent compte maintenant qu’il y a un rythme d’écriture à prendre. »
Fin de semaine, dernière session de la master class : « Moi j’aime bien faire rire mes potes, amuser la galerie, mais être stand-upper, en fait, c’est un vrai métier ! », lâche l’une des aspirantes. Coline Carteau, la programmatrice, acquiesce. « Je suis sursollicitée, je reçois une cinquantaine de messages par jour. »
Beaucoup veulent être programmés sans avoir encore le niveau, il s’agit de leur donner leur chance sans les envoyer au casse-pipe. D'ailleurs, un attaché de presse, présent lors de la master class, conseille aux apprentis du Fridge de ne démarcher la presse qu’avec un spectacle abouti : « Il faut pouvoir défendre son propos, une fois les projecteurs allumés. »
Sur scène, on ose encore
« Pour moi, les stand-uppers sont des sociologues, d’ailleurs c’est ce qu’a étudié Blanche Gardin, constate Rossana Di Vincenzo. Le stand-up, c’est un peu le rap des années 90. Les stand-uppers ont pris ce relais d’analyse brute et fine du monde. » « Certains sont tellement dans l’analyse des rapports humains qu’une soirée avec eux peut être d’un ennui mortel ! » rigole Clémence Bracq.
Dernier jour de la master class, un des élèves demande : « C’est quoi un grand stand-upper ? ». Réponse des expert(e)s : « Un artiste qui a la fibre de l’humour et l’intelligence de présenter les choses de façon à nous faire rouvrir les yeux. » Laury y compte bien : « J’aimerais que dans quelques années on parle du “sketch sur l’endo de Laury”. » D’autant que contrairement à la télé, où les petites phrases sont enflées, « sur scène, on peut encore rire de tout », défend Jérôme Leleu.
Parce que le propos, qu’il touche au féminisme, au handicap, aux addictions, aux exclusions, aura été suffisamment travaillé pour être bon. C’est moins une question de liberté que de qualité d’expression. La scène crée parfois des moments de vérité. Fanny Jourdan se souvient de cette soirée où, en plein spectacle de Donel Jack’sman, qu’elle produit, quelqu’un a lancé : « Sale noir ! » Passé l’effroi, « ça lui a donné envie de parler de racisme dans son prochain spectacle, de dire “en fait, c’est pas réglé ces histoires-là”. »
Comme jadis les « beurs », qui ont amené sur la scène du JCC des sujets « n’ayant pas été travaillés, pensés collectivement », analyse la sociologue Nelly Quemener. Aujourd’hui, « le Jamel » (surnom du JCC) a un peu vieilli, et c’est tant mieux, car la mission est accomplie : « On n’aura plus jamais à prouver qu’on est français », confie l’artiste2.
Comme si le stand-up, en confrontant la société à travers l’adresse directe, le vécu de ceux qui la représentent, permettait d’apaiser ceux qui se sentent exclus et d’éduquer ceux qui n’avaient pas conscience d’être la norme. Et de rassembler ces deux groupes dans une même salle.
Même à 95 ans
Jérôme Leleu se souvient d’une programmation dans une station balnéaire. Il a vu débarquer une dame de 95 ans qui s’attendait à voir du théâtre. Or, Shirley Souagnon était programmée ce soir-là, avec son spectacle qui parle notamment de sa vie d’homosexuelle noire.
« On s’est dit que ça n’allait pas fonctionner, se souvient-il. Mais elle a adoré ! Sans avoir les codes du stand-up, elle a trouvé rafraîchissant que Shirley parle de tout, ça l’a rajeunie », lui confiera celle qui est revenue le lendemain voir un autre humoriste. « C’est le talent qui a parlé, l’intelligence du propos de Shirley. On a eu tort, ce soir-là, de sous-estimer la capacité du stand-up à faire rire tout le monde. »
Notes
1. et 2. Dans le documentaire Get up ! Stand-up, de Florent Bodin et Matthieu Vollaire, 2018
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