Economie
Marie-Claire Villeval : "Les vendeurs ont toujours su utiliser les biais psychologiques pour orienter nos décisions d’acheteurs"
Sélection abonnésInterview - Comment est-ce que les consommateurs font (réellement) leur choix ? Explications avec Marie-Claire Villeval, spécialiste de l’économie comportementale.
Julie Desrousseaux
© Jean Claude MOSCHETTI/REA
Nos choix individuels façonnent le système économique. Mais qu’est-ce qui façonne nos choix ? Des facteurs psychologiques et des attitudes qui viennent s’ajouter à notre rationalité. Marie-Claire Villeval, spécialiste de l’économie comportementale, étudie le comportement des êtres humains dans les situations économiques et les rouages qui expliquent les biais mentaux à l’origine des petites et grandes décisions économiques.
Qui est Marie-Claire Villeval ?
Marie-Claire Villeval est directrice de recherche au CNRS, au Groupe d’analyse et de théorie économique (GATE), à Ecully. Elle est spécialiste d’économie comportementale et expérimentale, appliquée en particulier à des questions d’éthique, d’économie publique et d’économie du travail. Elle est Président Elect de l’Economic Science Association et coéditrice en chef de la revue Experimental economics.
Pour l’Éco : Avoir du pouvoir économique, ça veut dire quoi ?
Marie-Claire Villeval. Avoir du pouvoir, c’est pouvoir prendre des décisions conformes à ses préférences et à ses croyances. En termes plus économiques, le pouvoir permet de maximiser sa fonction d’utilité (« Qu’est-ce qui m’est utile ? »).
Pour l’Éco : Avoir du pouvoir économique, ça veut dire quoi ?
Marie-Claire Villeval. Avoir du pouvoir, c’est pouvoir prendre des décisions conformes à ses préférences et à ses croyances. En termes plus économiques, le pouvoir permet de maximiser sa fonction d’utilité (« Qu’est-ce qui m’est utile ? »).
L’économie comportementale aide à optimiser ce pouvoir en révélant les biais psychologiques ou comportementaux qui réduisent notre faculté à prendre des décisions idéales.
Impossible alors d’exercer son pouvoir économique sans connaître ses propres préférences ?
Oui, et ce n’est pas simple, car nos préférences changent en fonction de la situation. Par exemple, nous avons une plus grande aversion au risque quand il s’agit potentiellement de gagner plutôt que de perdre. Entre un gain assuré de 500 euros et une loterie avec 50 % de chances de gagner le double (et 50 % de gagner zéro), les individus choisissent le gain moindre mais certain.
En revanche, la plupart d’entre nous préfèrent prendre le risque de perdre 1 000 euros (ou rien) à 50 %-50 % plutôt que la certitude de perdre seulement 500 euros. Ces préférences jouent dans nos choix d’épargne et d’investissement. Également, la même personne peut être patiente à long terme et impatiente à court terme.
Nos préférences ne sont pas stables et nous les révisons en fonction des expériences que nous vivons. Nos décisions ne sont idéales que pour une situation donnée à un moment précis.
Quelle est l’importance du collectif dans les choix économiques individuels ?
C’est la question des préférences sociales : comment les gains et les croyances des autres entrent dans ma fonction d’utilité d’individu. Quatre éléments jouent.
La distribution d’abord : nous sommes prêts à sacrifier des ressources pour aider ou punir les autres à des fins d’équité. Charness et Rabin (Understanding Social Preferences with Simple Tests) ont montré que l’individu préfère accroître le gain du plus faible pour accroître le surplus total.
La réciprocité ensuite : nos choix dépendent de la façon dont nous interprétons les intentions d’autrui. Nous pouvons sacrifier de l’argent pour aider ceux que nous pensons avoir été généreux avec nous (ou punir ceux que nous pensons avoir été injustes).
Éco-mots
Le coût d’opportunité revient à peser le pour et le contre, en économie. Il représente la différence financière que coûte une opportunité économique plutôt qu’une autre. Le coût d’opportunité mesure en fait le manque à gagner si l’on opte pour une solution plutôt que l’autre.
La culpabilité ensuite. Nous ressentons de la culpabilité à l’idée de décevoir les attentes des autres ou de mériter un blâme. Cela repose sur des croyances. Dans le fameux jeu du dictateur, les participants reçoivent 10 euros qu’ils partagent comme ils le souhaitent avec l’autre. Sur 100 participants, 60 donnent à l’autre, dont 15 en créant deux parts égales. Ils mettent en balance leur gain monétaire et le coût psychologique si leur choix égoïste déçoit leur partenaire de jeux.
La compétition, enfin. Certaines personnes veulent être devant les autres et 15 % sont prêtes à réduire leurs gains pour réduire encore plus le gain de l’autre.
Les individus ont-ils conscience de leur pouvoir économique réel ?
Certains individus perçoivent bien le pouvoir qu’ils ont. Sur le terrain et en laboratoire, on observe que des personnes exploitent le pouvoir informationnel qu’ils possèdent. Par exemple, le client non informé ne peut que se fier à la recommandation du plombier, du coup son pouvoir est faible pour décider de faire réparer ou non.
À l’opposé, les gens peuvent considérer qu’ils n’ont aucun pouvoir sur une situation, donc ils ne vont pas s’investir, lors d’élections notamment, parce qu’ils estiment que cela n’aura aucun effet. Entre les deux existent tout un tas de situations intermédiaires où les individus décident d’exercer ou non leur pouvoir.
Dans bien des situations, nous décidons de ne pas exercer un pouvoir que nous savons posséder.Marie-Claire Villeva
Spécialiste d’économie comportementale et expérimentale
Beaucoup de gens ne veulent pas adopter une position de leader, par exemple. Ils associent très bien le pouvoir associé à la fonction, leur choix relève des préférences individuelles. Tout le monde n’aime pas décider. Ni exercer son pouvoir de punir.
Face à quelqu’un qui viole une norme sociale, jette son masque dans la rue par exemple, la plupart des gens ne vont pas oser faire une remarque. Dans bien des situations, nous décidons de ne pas exercer un pouvoir que nous savons posséder.
Du consommateur ou des marques, qui a le pouvoir sur l’autre ?
Les vendeurs ont toujours su utiliser les biais psychologiques pour orienter nos décisions d’acheteurs. Ils nous proposent des abonnements à prix très réduits pendant les douze premiers mois parce qu’ils savent qu’au bout d’un an, on ne résiliera ou ne renégociera pas notre contrat, alors qu’on gagnerait à comparer les prix des concurrents.
C’est le biais de statu quo : s’enfermer dans un choix fait précédemment. Les marques capitalisent aussi sur notre désir de conformité au groupe – qui se développe fortement à l’adolescence – et d’identification sociale : depuis que les seniors ont un énorme pouvoir d’achat, ils sont représentés dans de nombreuses pubs.
À voir : C’est quoi le pouvoir d’achat ?
Pour faire des choix économiques, l’information est primordiale. Suffit-il que toute l’information soit disponible et intelligible pour que l’individu puisse faire les choix économiques qui correspondent à ses préférences ?
Même si elle est accessible, l’information n’est pas toujours comprise ou intégrée. On ne la « prend » que si elle nous conforte dans nos hypothèses ou qu’elle ne nous dérange pas trop. C’est ce qu’on appelle un ethical blind spot (zone d’ombre éthique).
Nous les testons en laboratoire : un tiers des personnes choisissent de ne pas saisir l’opportunité qui leur est offerte de se renseigner sur les externalités négatives de leur choix : le traitement des animaux dont la fourrure sert de manteau par exemple, ou les ravages de l’huile de palme qui compose leur pâte à tartiner préférée.
Cela nous gêne de savoir que notre consommation a un impact négatif, donc nous préférons – si le choix existe – ne pas nous renseigner.Marie-Claire Villeva
Spécialiste d’économie comportementale et expérimentale
Ce n’est pas du désintérêt, au contraire. Cela nous gêne de savoir que notre consommation a un impact négatif, donc nous préférons – si le choix existe – ne pas nous renseigner. Les campagnes d’information, notamment environnementales, peuvent utiliser cette connaissance pour communiquer plus efficacement.
De manière générale, notre cerveau s’ajuste – donc apprend – davantage après une bonne nouvelle qu’après une mauvaise. C’est ce qu’a montré une de nos expériences, dans laquelle des individus recevaient le détail des notes obtenues à leur test de QI (Quotient intellectuel). Trois semaines plus tard, ils avaient oublié les mauvaises notes bien plus que les bonnes. Notre cerveau filtre les informations à notre avantage.
Les incitations financières sont-elles la panacée pour encourager les choix vertueux ?
Les incitations restent un outil essentiel pour faire évoluer les comportements individuels. Pour installer des panneaux solaires ou faire isoler sa maison par exemple, les gens réagissent aux taxes et aux subventions. Le gain supérieur motive l’effort. Mais attention, les incitations créent aussi un effet de sélection : certaines personnes ne seront plus intéressées.
Dans certains domaines, l’introduction d’une rémunération va au contraire réduire l’effort. On le sait depuis longtemps pour les dons du sang : s’ils sont payés, ils cessent d’être un geste altruiste et certains donneurs, ne voulant pas passer pour des profiteurs, s’en détournent.
À lire : Vivre en société, c’est notre vraie nature
De manière similaire, lorsqu’une crèche, en Israël, a fait payer 5 euros les parents retardataires, les retards ont augmenté ! Les parents qui se pressaient par égard envers le personnel se sentaient désormais autorisés à être en retard, puisque ce retard était compensé financièrement. Même après le retrait de cette mesure, les retards ont perduré, le contrat moral ayant été brisé. Dès qu’une action répond à une motivation intrinsèque, l’introduction d’une transaction monétaire peut briser l’élan.
Vous dirigez un laboratoire d’études comportementales, quelle expérience menée récemment vous a particulièrement intéressée à propos de la thématique du pouvoir économique des individus ?
Nous avons mené une expérience pour trouver les institutions capables d’établir la confiance, c’est-à-dire un contre-pouvoir réel, entre les investisseurs et les conseillers financiers. Chaque conseiller disposait d’un portefeuille de trois projets, bons ou mauvais. L’investisseur décidait ou non d’investir son capital sur la seule foi de la présentation faite par le conseiller (« J’ai un/deux/trois bons projets ! »).
Un seul projet sera révélé à l’investisseur, donc mentir est, pour le conseiller, plus ou moins risqué en fonction de son portefeuille. Si l’on introduit un élément de réputation – en appariant toujours le même investisseur avec le même conseiller sur la durée – on constate que la peur d’être mal vu ensuite par un investisseur à qui l’on aurait menti réduit considérablement les gros mensonges (annoncer trois bons projets alors qu’ils sont tous mauvais par exemple), mais ne diminue pas les mensonges non détectables.
À lire : Qu’est-ce que le dilemme du prisonnier ?
Si l’on introduit de la concurrence, cette fois en couplant chaque investisseur avec deux conseillers qu’il peut comparer, on observe une diminution de l’honnêteté : les conseillers mentent davantage pour paraître meilleur que l’autre. Mais l’investisseur, qui peut punir un menteur en allant investir chez l’autre conseiller, obtient finalement des gains supérieurs.
Notre conclusion : la meilleure combinaison pour réduire les mensonges graves des conseillers, donc de rétablir le pouvoir des investisseurs, c’est concurrence plus réputation.
D’après le baromètre France Générosités, les Français ont donné 4,5 milliards d’euros en 2019. Que faudrait-il pour que l’individu rationnel donne ?
C’est une question passionnante, davantage étudiée aux États-Unis qu’en France. L’altruisme d’abord, à la fois pur (mon utilité augmente du bien que mon don fait à autrui) et impur (en donnant, je booste mon ego), je me montre à moi-même que je suis quelqu’un de bien. Le désir de conformité aussi : je donne parce que les autres le font, je reçois une approbation sociale, un certain prestige dans mon rapport aux autres.
Le don est mieux accepté s’il est peu coûteux et efficient. Plus la distance avec le bénéficiaire est réduite (parrainer un enfant identifié, un apprenti), plus le coût moral et monétaire du don est réduit.Marie-Claire Villeva
Spécialiste d’économie comportementale et expérimentale
Mais les travaux de recherche montrent que même dans la décision désintéressée de donner, les raisonnements classiques d’efficacité s’appliquent : le don est mieux accepté s’il est peu coûteux et efficient. Plus la distance avec le bénéficiaire est réduite (parrainer un enfant identifié, un apprenti), plus le coût moral et monétaire du don est réduit. Certaines personnes se sentent obligées de donner.
Une expérience a montré que moins d’habitants donnent lorsque la collecte organisée dans leur immeuble a été annoncée la veille : ils sont davantage à ne pas ouvrir leur porte, soucieux de ne pas s’exposer à la pression morale de donner.
Donc, l’homo economicus existe bien ?
Il existe mais il n’est pas tout seul : il doit coexister et échanger avec homo reciprocans (coopératif) et homo moralis ! Il est intéressant de comprendre comment ces espèces coexistent et s’influencent mutuellement. Il y a des situations où ce sont les individus autocentrés qui influencent les pro-sociaux (ceux dont l’utilité valorise plus le gain de l’autre) et les conduisent à se comporter de manière aussi égoïste.
Mais il y a des cas où ce sont les individus pro-sociaux qui influencent les égoïstes et les conduisent à se comporter de manière plus sociale. Par exemple, dans des jeux de biens publics où il est possible de punir les membres de son groupe qui ne coopèrent pas, une minorité de coopérateurs peut amener une majorité d’égoïstes à contribuer.
Cela veut dire que les institutions (comme la punition dans cet exemple) jouent un rôle majeur dans l’organisation des relations entre individus hétérogènes pour conduire la société vers le meilleur.
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