Pour son lancement, BadMood avait parié sur les influenceurs : 500 euros pour « Shade », 22 000 pour Nabilla, et même 45 000 pour Michou. « On avait prévu un budget incroyable [...] de plus de 150 000 balles », raconte sur la vidéo TikTok l’investisseur Haïk.13. En tout, plus d’une vingtaine d’influenceuses et influenceurs avaient accepté – contre rémunération, bien sûr – de vanter auprès de leurs communautés respectives la nouvelle marque de vêtements.
Résultat, un an après : 400 000 euros de pertes. « On a payé 152 000 à une agence [spécialisée dans le marketing d’influence], qui nous a rapporté que dalle », se lamente l’investisseur. « Nabilla, qu’on a payée 22 000, elle nous a rapporté 2 300 euros de ventes. » Et de conclure : « La morale de l’histoire : ne faites pas de pub avec les influenceurs, ça ne rapporte plus. »
Un quart des abonnés… sont faux
Haïk.13 n’est pas le premier patron déçu par son investissement dans le marketing d’influence. En 2019, l’analyste économique Roberto Cavazos estimait par exemple dans un rapport que les firmes avaient perdu cette année-là 1,3 million de dollars à cause des fraudes aux « followers » – des milliers d'abonnés avaient été« achetés » par les influenceurs pour gonfler leurs statistiques.
« Plus vous avez de followers, plus vos tarifs augmentent, résume le professeur de l’université de Baltimore. Il y a très peu de vérification de la part des agences qui servent d’intermédiaires entre les firmes et les influenceurs, et donc une situation d’asymétrie d’information. » Sur Instagram, un millier de « followers » se monnaie une quinzaine d’euros. En tout, le quart des abonnés des 10 000 influenceurs étudiés dans le cadre de son rapport se sont révélés faux.
Asymétrie d'information
Situation dans laquelle le signataire d'un contrat ne dispose pas des mêmes informations quant à l'objet du contrat que les autres signataires.
En 2019, selon le cabinet spécialisé Instascreener, les marques américaines et canadiennes ont ainsi déboursé… 65 millions de dollars pour de faux abonnés. Les premiers dupés : Disney et Procter & Gamble.
Un marché français à 10 milliards d’euros
Déclarer que le marché de l’influence est en plein boom serait un euphémisme. Guillaume Doki-Thonon est fondateur et dirigeant de l’agence d’influence marketing Reech. Il élabore depuis six ans un rapport annuel sur l’état du marché, « qui valait en France 6 milliards d’euros en 2019, et en vaut aujourd’hui 10 milliards ». Et ce malgré le gros creux observé en 2020, causé par le Covid-19 – la crise sanitaire a entraîné le retrait de certains annonceurs de la course, comme les agences de tourisme.
Plus encore, « les trois quarts des annonceurs interrogés ont déjà mené une stratégie d’influence ces deux dernières années, indique Guillaume Doki-Thonon. Et 78 % des répondants comptent augmenter leur budget influence sur les deux prochaines années ».
L’engouement est général. Parmi les secteurs les plus attirés par l’influence, on retrouve la grande distribution – de plus en plus –, ainsi que les grandes marques de modes et de beauté « qui entretenaient déjà de proches relations avec les blogueurs, à l’époque ». Mais « assez peu de marques automobiles, constate Guillaume Doki-Thonon. Ils font pourtant partie des plus gros annonceurs télé, mais pensent sans doute, à tort, que leur cible n’est pas celle des influenceurs ».
Une cible que les médias traditionnels n’intéressent plus
La cible des influenceurs, ce sont les jeunes, des préados aux tout juste quadragénaires. En 2017, une étude de Médiamétrie, un internaute sur quatre suivait un influenceur. Parmi ceux-là, les deux tiers avaient entre 15 et 34 ans.
« Les moins de 35 ans ne regardent plus la télé, ne lisent plus la presse », résume Stéphane Bouillet, créateur de l’agence d’influence Influence4You et auteur du livre blanc « Le Best Friend effect ». « La force du marketing basé sur l’influence est de toucher une cible que les médias traditionnels ne touchent plus. »
Au point que certaines marques ne peuvent plus s’en passer. Le prestataire de services de réseau privé virtuel Nord VPN, par exemple, qui sponsorise tant de vidéos YouTube que certains internautes se plaignent de son « matraquage publicitaire ». La compagnie a ainsi dépensé 12 millions de dollars en marketing d’influence (concrètement, en partenariats YouTube) rien qu’au troisième trimestre 2020.
Une nécessité, pour un acteur tech dont les services sont encore peu compris par les consommateurs et qui cible quasiment exclusivement les jeunes générations, très connectées, et plus sensibilisées que leurs aînés à la vie privée en ligne. Stéphane Bouillet, quand à lui, cite une vidéo réalisée avec la marque d’hygiène féminine Nana, qui, « après cinq ans, cumule 50 millions de vues. » Le spécialiste insiste : « Le but n’était pas de développer les ventes, mais d’inscrire dans la tête des jeunes filles qui vont avoir leurs règles que la marque qu’il leur faut, c’est Nana. »
La recherche de l’engagement
C’est la seconde et plus importante caractéristique du marketing de l’influence : la vente n’est que rarement l’objectif principal. Bien sûr, la finalité est toujours de gagner de l’argent, « mais si on ne cherche qu’à développer les ventes, autant utiliser Google Ads, le service publicitaire de Google », ironise Stéphane Bouillet. « L’influence est un média bien plus complet : c’est un canal de communication qui sert à faire connaître sa marque, pas forcément à vendre. Il permet de développer la notoriété d’un produit, son image, mais aussi l’engagement et l’attachement à une marque. »
Vient la question fatidique : baser sa stratégie marketing sur l'influence, est-ce rentable ? « Si on ne crée pas de "tracking", par exemple des codes promos qui dirigent depuis la publication de l’influenceur vers notre boutique, on aura beau constater le nombre de cibles atteintes, l’augmentation de notre communauté, il sera impossible en magasin ou en e-commerce de mesurer le chiffre d’affaires effectué grâce à l’influenceur », schématise François-Charles Rohard, directeur général délégué de l’agence digitale Jin.
Il est donc assez compliqué aujourd'hui de définir le retour sur investissement d'une campagne d'influence, tant ses effets sur les ventes peuvent être différés, et donc invisibles à court terme.
Retour sur investissement
Le ROI (Return on investment) compare les ventes réalisées avec le coût d'une campagne marketing. Par exemple, si l'on a récupéré 7 euros pour chaque euro dépensé, il est égal à 7.
« Mais de toute façon, l’influenceur n’est pas un simple panneau publicitaire, insiste François-Charles Rohard. C’est un co-créateur. Une marque ne peut pas demander à Dali ou Picasso de simplement créer le produit tel qu’elle le conçoit ! On sélectionne un influenceur parce qu’on connaît son univers créatif, et que l’on souhaite créer un pont entre nos services et sa ligne éditoriale. Sinon, il y aura de toute façon un réflexe de rejet de la part de sa communauté. »
Miser sur la qualité plutôt que quantité
C'est cette cohérence qui fonde le rapport entre annonceurs et influenceurs. Alors, plutôt que le nombre de followers, les annonceurs scrutent le taux d'engagement, c’est-à-dire dans quelle mesure les abonnés interagissent avec les publications des influenceurs.
Une manière d’éviter les fraudes aux followers : ceux qui obtiennent le plus fort taux d’engagement sont les nano- et micro-influenceurs, plus authentiques, dont la communauté compte moins de 50 000 membres. Ils sont souvent plus légitimes et s’adressent à un public de niche, plus facile à cibler pour les annonceurs.
En résumé, mieux vaut définir clairement un objectif avant de se lancer dans le marketing d’influence. Distribuer de l’argent à tout-va à deux douzaines d’influenceurs très suivis, comme l'a fait Haïk.13, peut se révéler contre-productif ; surtout si le public cible se sent assailli de publicités pour le produit. « Ce n’est clairement pas la panacée, alerte Stéphane Bouillet. C’est facile, de se plaindre de n’avoir rien vendu après avoir payé 150 000 euros d’influenceurs, si on le fait n’importe comment… »
« Il me fallait des rentrées d'argent autres que les quelques dons »
Jivay, 300 000 abonnés sur Youtube
« Je n'ai pas créé ma chaîne Youtube, une bière et Jivay [où il décrypte le monde brassicole au gré de ses vidéos], pour gagner de l'argent. Mais, à un moment, j'ai réalisé que je passais tellement de temps dessus – une centaine d'heures par vidéo –, qu'il me fallait réfléchir à un modèle économique.
Acheter du matos pour produire des vidéos de meilleures qualités, créer une entreprise, me déplacer pour interviewer des gens pour des vidéos... Tout cela a un coût. La réalité s'est imposée à moi comme un grand mur : il me fallait des rentrées d'argent autres que les quelques dons de mes abonnés sur Teepee ou uTip.
Trouver des partenaires n'a pas été simple. L'univers brassicole n'était pas vraiment digitalisé, et je n'étais pas encore contacté par les gros sponsors comme le jeu Raid Shadow Legends ou Nord VPN, qui s'intéressent aux chaînes qui dépassent les 150 000 abonnés
Et puis, avec le Covid, les brasseries se sont mises à Internet. J'ai commencé à proposer des encarts au début de mes vidéos. C'est complètement accepté en France, tous les gros Youtubeurs font ça. Et puis, ça met vraiment beaucoup de beurre dans les épinards, lorsque, comme moi, on en a vraiment besoin. »
« Il faut toujours que ça ait un lien avec la chaîne »
« Ma grosse communauté de gens intéressés par la bière a attiré différents annonceurs : des petits bars, des boutiques de bière en ligne, des brasseries... Mon plus gros dilemme ? Si Heineken ou un autre grand groupe dont je n'apprécie pas les méthodes, me contacte en me proposant un super financement... J'accepte, ou pas ?
Mes partenariats doivent participer à une démarche cohérente, en accord avec la ligne éditoriale de la chaîne. Je défends le circuit court, le local, le craft (l'artisanat). Il faut toujours que ça ait un lien avec la chaîne. J'ai fait une exception, avec Nord VPN, mais je n'ai pas fait une vidéo entière sur eux. De la même manière, une entreprise qui fabrique des fermetures mécaniques pour les bouteilles m'a contacté... Ça ne m'intéresse pas.
Quant à mes tarifs, ils varient. Quel que soit le sponsor, le travail est le même à la fin. Il faut trouver un équilibre. Je ne peux pas demander le même prix à une énorme brasserie et à un petit gars qui vient de commencer et galère à payer ses factures. Il faut rester réglo.
Je ne me considère pas comme un influenceur. Je ne cherche à influencer personne. Je suis simplement Youtubeur. »