Il est certes au service de Sa Majesté, mais cette fois-ci, l’agent 007 pourrait bien sauver… les salles de cinéma françaises. Celles-ci espérent écouler au moins 4 millions de tickets pour le nouveau James Bond, « Mourir peut attendre ».
Elles ont évité le pire : ce nouvel opus aurait pu, d'après le magazine Deadline, paraître directement en streaming, sur les plateformes de Netflix et d'Apple, sans passer par la case cinémas. Tout est bien qui finit bien : après Dune puis James Bond, c’est une cascade de blockbusters qui attendent les amateurs de salles obscures en octobre et novembre : Venom 2, Le Dernier Duel, Eiffel… et renflouer les caisses amaigries des cinémas.
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Alors, tout redevient comme avant ? Pas tout à fait, et l'existence même de discussions entre Netflix, Apple et la MGM, le studio à l'origine du dernier James Bond, le prouve : les cinémas ne sont plus, pour les producteurs, des acteurs incontournables.
Le confinement et l’inévitable fermeture pour raisons sanitaires des salles de cinéma, du 30 octobre 2020 au 19 mai 2021, a profité aux acteurs qui concentrent depuis quelques années toute l’attention du secteur audiovisuel : les plateformes. Netflix, Prime et Disney+, bien sûr, mais également d’autres moins connues, de niche, comme ShadowZ (spécialisée dans l’horreur) ou ADN (destinée aux mordus d’animation japonaise).
En avril 2020, Hadopi recensait ainsi 78 services de « svod » (subscription video on demande, les plateformes vidéo par abonnement) actifs en France.
La sortie « direct-to-svod » de certains films durant la pandémie, comme le Marvel « Black Widow », porté par Scarlett Johansson, sur Disney+, n’a beau être aux yeux d’Olivier Thuillas, spécialiste des plateformes et maître de conférences à Nanterre, qu’une « anomalie du confinement », elle n’en est pas moins symptomatique de l’installation durable des plateformes dans la chronologie des médias.
Les plateformes gagnent des places dans la chronologie des médias
Longuement débattue, bientôt appliquée, la loi SMAD, pour Services de médias audiovisuels à la demande, transposera en droit français une directive européenne forçant les plateformes à participer au financement de la création audiovisuelle dans les pays où elles effectuent des bénéfices. Concrètement, elles devront verser environ 25% de leur chiffre d’affaires en France à la création culturelle française. Un montant jugé trop faible par certains.
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En contrepartie, les plateformes recevront une place de choix dans la chronologie des médias : alors qu’elles doivent actuellement patienter 36 mois après la sortie d’un film en salles pour l’afficher dans leurs catalogues, il ne leur faudra désormais attendre qu’un an. « Jusqu’à présent, les plateformes arrivaient quasiment en dernier dans la chronologie des médias », explique Olivier Thuillas.
Une réorganisation de cette « timeline » inquiète les chaînes de télévisions, qui pourraient bien voir les plateformes les doubler dans la chronologie. « La concurrence la plus frontale des plateformes est avec la télévision », estime Olivier Thuillas. « Leur première victime, c’est la télévision payante, et surtout Canal+ ».
Chloé Delaporte, enseignante-chercheuse en socioéconomie du cinéma et de l’audiovisuel à l’Université Paul-Valéry Montpellier 3, partage son avis : « Aucun indicateur socio-économique ne nous laisse a priori penser que les plateformes privent les salles de leurs visiteurs. La concurrence se fait avec la télé. »
La télé chamboulée
Cette compétition débute dès le financement des films. En France, il fait intervenir une multitude d’acteurs. « Nous avons d’abord un crédit d’impôts de 30%, les subventions du CNC et les soutiens locaux, le producteur qui paie une partie de sa poche et enfin les préachats, qui représentent un tiers du budget », énumère Frédéric Fiore, producteur et président de Logical Pictures.
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Ces préachats désignent les sommes investies par le distributeur en salles de cinéma et par les chaînes de télévision (TF1, Canal+, FranceTélé…), dès le scénario. « Sur certains films, il n’y a même pas besoin d’argent privé », note Frédéric Fiore, qui entend par « argent privé » celui des producteurs. Sa société, Logical Pictures, intervient pour combler les « trous dans la raquette » des films.
Les plateformes viennent secouer ce modèle solidement établi. « Lorsque les plateformes concurrencent les chaînes, notamment Canal, ces dernières ont moins de chiffre d’affaires, soutiennent moins de films, sont plus sélectifs », indique Frédéric Fiore. « Par ailleurs, les 300 millions par an que vont désormais devoir investir les plateformes en France leur serviront principalement à acheter des séries télé, alors que les chaînes commandaient généralement des films pour leur case de 21h. »
Résultat : la naissance d’un modèle plus anglo-saxon en France, dont les films seront de plus en plus financés par des investisseurs privés – comme Logical Pictures. « Les plateformes chamboulent le paysage du financement classique de l’audiovisuel », conclut Frédéric Fiore.
« On voit des exemples de films sauvés par les plateformes »
Et les plateformes constituent des acteurs économiques complets, capables de financer une production de A (l’écriture du scénario) à Z (sa distribution sur la plateforme). « Elles font ça pour deux raisons », analyse Olivier Thuillas. « D’abord, parce qu’elles peuvent diffuser leur propre film ou série tout de suite, en cassant la chronologie des médias. Ensuite et surtout, parce qu’elle n’ont à payer qu’une seule fois la communication autour de leur production, et pas deux fois, une fois lorsque le film sort en salles et une fois qu’il paraît sur la plateforme. Le marketing, c’est souvent 30 à 40% des coûts de production. »
Le spécialiste des plateformes cite par exemple l’impressionnante campagne de publicité mise en place par Netflix à la sortie de la série Lupin en janvier 2021.
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Mais le changement majeur pourrait se trouver du côté des films boudés en salles, voire par les salles. « On voit des exemples de films sauvés par les plateformes », relève Chloé Delaporte. « Des longs-métrages acquis à peu de frais, comme le film Problemos qui s’était vautré en salles et avait constitué un échec critique et public, qui sont très visionnés une fois publiés sur la plateforme. C’est une renaissance. »
La chercheuse précise tout de même qu’il ne s’agit là que de suppositions étayées, puisque la plupart des plateformes, y-compris les plus importantes, ne révèlent leurs chiffres de visionnage que lors de coups de communication.
Pour Olivier Thuillas, les plateformes, notamment de niche, comme Mubi pour les films d'auteur, sont « des moyens de réactiver des films et des séries que l’on avait un peu oubliés. » Salto, la plateforme de France Télévisions, TF1 et M6, ou encore Madeleine, celle de l’INA, proposent par exemple des séries des années 1980 ou 1990. « Toutes les plateformes jouent le rôle de la VHS, de la cassette vidéo que l’on va emprunter au magasin – ce qu’était Netflix à la base », s’amuse le spécialiste.
Plus crucial encore, les plateformes permettent au public français de découvrir des films qui n’ont pas trouvé de distributeurs en salles. « Parmi tous les films produits, plus de la moitié ne trouvent pas de distributeur », rappelle Olivier Thuillas. Principalement des longs-métrages présentés en festival, issus par exemple d’Amérique du Sud ou des pays de l’Est, que des plateformes comme Outbuster n’hésitent pas à acquérir – et à ajouter immédiatement sur leur catalogue, puisque, faute de distributeur en salles, les films n’ont pas à respecter la chronologie des médias.
« La multiplication des plateformes, c’est un débouché », juge Frédéric Fiore. « Auparavant, il n’existait pas de marché pour certains films. Netflix, Amazon et tous les autres garantissent qu’ils sortent dans tous les pays. Certains réalisateurs commencent même à rechercher le financement par les plateformes parce qu’ils veulent que les gens voient leur film. » Olivier Thuillas s’enthousiasme : « Les grands gagnants sont les consommateurs de culture. »
Le modèle économique des plateformes
Certains acteurs de l’industrie – c’est le cas de le dire – restent toutefois à évoquer : les équipes créatives. Scénaristes, acteurs, intermittents, dont les cachets sont souvent indexés sur les recettes en salles.
Quid de leurs cachets ? Il y a dorénavant un précédent de taille : celui du procès intenté par l’actrice Scarlett Johannson à Disney, qui reproche à la compagnie aux grandes oreilles d’avoir rompu son contrat en sortant simultanément le film « Black Widow », dont elle incarne l’héroïne, en salles et sur la plateforme Disney+. Son salaire, intéressé sur le nombre de tickets vendus, s’en serait retrouvé diminué de dizaines de millions de dollars, assure-t-elle.
« C’est une action tout à fait légitime d’un point de vue économique », estime Chloé Delaporte. « Scarlett Johannson a été lésée par ce changement d’exploitation, et la modification du partage des recettes. »
On ne décide pas de modifier le canal de distribution d’un film en un claquement de doigts, même quand on est un conglomérat multimilliardaire. « Il faut prévoir cela dès le début », poursuit Chloé Delaporte. « Les équipes créatives ont en théorie le choix » de faire reposer une partie de leurs revenus sur les recettes. »
Un tel système pourrait, pourquoi pas, voir le jour sur plateformes, soutient Olivier Thuillas. « Les plateformes voient qui regarde quoi, et à quelle heure » ; rien ne les empêcherait potentiellement de rémunérer les actrices et acteurs, par exemple, en fonction du nombre de visionnage du film dans lequel elles et ils jouent.
Cette proposition n’est toutefois pas (encore ?) d’actualité. « Aujourd’hui, les plateformes achètent les films pour un prix donné », explique Frédéric Fiore. Leur modèle, basé sur l’abonnement, ne dépend pas du succès d’un film précis, mais de la diversité et de la pertinence de leur catalogue. « De ce fait, les plateformes peuvent théoriquement prendre plus de risques que les distributeurs classiques. Quand à savoir si elles en prennent effectivement plus… »