Le 21 octobre, c’est un nouvel épisode de cette saga qui a éclaté avec la publication d’un sondage sur France Bleu, selon lequel 75 % des 3 010 personnes interrogées déplorent une baisse de leur pouvoir d’achat depuis l’année dernière, contredisant les statistiques de l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee) publiées quelques semaines plus tôt. Selon l’institut officiel de statistiques, le pouvoir d’achat des Français a progressé : descendu à 0,4 % en 2020, il devrait remonter à 1,7 %.
Comment expliquer ce décalage ? Entre agrégat économique, économie comportementale, et évolution des normes de consommation, plongeons joyeusement dans le monde du pouvoir d’achat.
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Évolution des prix et évolution des revenus
L’institut calcule le pouvoir d’achat en fonction de méthodologies précises. Le pouvoir d’achat est un indicateur, un agrégat économique qui montre « le rapport entre l’évolution des prix et l’évolution des revenus », explique Sylvain Billot, statisticien au département de la Comptabilité nationale de l’Insee.
Si les prix augmentent plus vite que vos revenus, vous pourrez moins acheter, et votre pouvoir d’achat sera réduit.
Flavien Neuvy,directeur de L’Observatoire Cetelem.
On le calcule en additionnant l’ensemble des revenus d’un ménage (les salaires, les revenus issus de l’activité libérale ou entrepreneuriale, les prestations sociales, les revenus du patrimoine, les retraites…) auxquels on retire les impôts et les cotisations sociales. On obtient alors ce qu’on appelle dans le jargon de l’Insee le revenu disponible brut (RDB) des ménages.
Le pouvoir d’achat est « la hausse de ce RDB moins la hausse des prix, résume l’économiste Flavien Neuvy, directeur de L’Observatoire Cetelem. Si votre RDB augmente, et que les prix n’augmentent pas : votre pouvoir d’achat augmentera, donc votre capacité à acheter des produits sera plus importante. À l’inverse, si les prix augmentent plus vite que vos revenus, vous pourrez moins acheter, et votre pouvoir d’achat sera réduit. »
Pas un mais trois pouvoirs d’achat
Difficulté supplémentaire : il n’existe pas un mais plusieurs indicateurs de pouvoirs d’achat calculés par l’Insee. Et Sylvain Billot de détailler leurs différences : « Il y a le pouvoir d’achat du RDB, dans lequel on corrige le revenu de l’évolution des prix ; le pouvoir d’achat du RDB par unité de consommation, pour lequel on tient compte de la croissance démographique, et enfin le pouvoir d’achat du RDB ajusté qui inclut les services et biens reçus en nature comme l’éducation ou la santé. »
Chacun utilise l’indicateur en fonction de son intérêt.
Sylvain Billot,statisticien à l’Insee.
Pour le statisticien, il est primordial de préciser de quel indicateur on parle, car les résultats diffèrent en fonction de l’indicateur choisi. « En 2020, le pouvoir d’achat du revenu disponible brut a augmenté de 0,4 %, mais celui du RDB par unité de consommation a stagné, pendant que celui du RDB ajusté a baissé de 1,1 %. Le gouvernement va plutôt communiquer sur l’indicateur qui augmente – le premier – plutôt que sur celui qui baisse. Chacun utilise l’indicateur en fonction de son intérêt. »

Pas de calcul statistique pour le ressenti des Français
S’il existe au sein de l’Insee trois modes de calcul pour le pouvoir d’achat, la signification du pouvoir d’achat est tout autre pour les Français. « Ils ne prennent pas leur calculatrice pour dire, “tiens, mon salaire a augmenté de 2 %, les prix ont augmenté de façon générale de 3 %, de combien est mon pouvoir d’achat ?”. Ils vont plutôt regarder, combien il leur reste sur leur compte le 10 ou le 15 du mois, une fois qu’ils ont payé leur loyer ou leur crédit immobilier et tout ce qui est obligatoire », constate le directeur de l’Observatoire Cetelem, Flavien Neuvy.
Chacun et chacune se concentre donc sur sa situation particulière et personnelle, qui ne correspond pas forcément à la moyenne de l’ensemble des ménages. Or, les chiffres de l’Insee sont des moyennes. « On peut évidemment avoir des différences d’un type de ménage à l’autre. Le pouvoir d’achat sera en baisse pour tous ceux qui sont impactés par la hausse du prix du carburant, comme les gens qui prennent la voiture tous les jours, les périurbains et les ruraux, à l’inverse de ceux qui prennent le métro », dissèque l’économiste.
Les ménages qui achètent des logements ressentent fortement l’augmentation des prix, mais, nous n’en tenons pas compte pour calculer le pouvoir d’achat.
Sylvain Buillot,statisticien à l’Insee.
Et, concentrés sur leurs situations personnelles, les ménages prennent en compte leurs achats (et crédits) immobiliers dans la liste de leurs dépenses, alors que l’Insee n’en tient pas compte dans son calcul du pouvoir d’achat. D’où un potentiel décalage.
« Le prix du logement a augmenté ces dernières années beaucoup plus vite que l’indice des prix à la consommation, note Sylvain Billot, de l’Insee. Et les ménages qui achètent des logements ressentent fortement l’augmentation des prix, mais, nous n’en tenons pas compte pour calculer le pouvoir d’achat. » Pourquoi l’exclure ? Parce que « l’achat de logement est un actif, un placement financier, quelque chose qui garde de la valeur, qui n’est pas à mettre sur le même plan qu’un bien de consommation ».
Produits symboliques, phénomène de récurrence, prime à la hausse…
Mais au-delà de la méthode de calcul de l’Insee, parfois critiquée, d’autres éléments expliquent l’écart entre chiffres et ressenti, comme les « biais cognitifs », souligne Boris Descarrega, économiste et directeur associé de l’Observatoire société et consommation (ObSoCo). « Les ménages ont une perception plus ou moins biaisée de l’évolution du pouvoir d’achat, ils se concentrent sur des prix des produits symboliques, typiquement la baguette, la bouteille d’eau, le pot de Nutella, et ne voient pas l’ensemble. »
Les ménages ont une perception plus ou moins biaisée de l’évolution du pouvoir d’achat, ils se concentrent sur des prix des produits symboliques.
Boris Descarrega,économiste et directeur associé de l’Observatoire société et consommation (ObSoCo).
Dans la même logique, les Français se concentrent sur leurs dépenses régulières, abonde Flavien Neuvy. « Si on prend l’exemple des carburants, chaque hausse de quelques centimes des carburants est immédiatement ressentie, c’est souvent un achat très récurrent. À l’inverse, si les prix des ordinateurs augmentent de 5 % ou 10 %, vous changez l’ordinateur tous les cinq ans donc vous ne vous en rendez pas compte ».
Ce qui a beaucoup joué dans le ressenti négatif des Français est qu’en septembre, illustre le statisticien Sylvain Billot, l’indice des prix à la consommation était en hausse, à 2,1 %. Non seulement les prix de l’énergie ont fortement augmenté, mais aussi les prix des produits frais. Comme ce sont des biens qui sont achetés régulièrement, la perception des ménages de la hausse des prix a été forte.
Autre élément en jeu, analyse Flavien Neuvy, « l’existence d’une asymétrie de perception » entre une hausse et une baisse de prix. « Si les prix du carburant augmentent de 10 centimes, c’est violemment ressenti, quand ils baissent de 10 centimes, on se dit, ce n’est pas grand-chose. Donc ce n’est pas rationnel mais c’est un fait. »
De plus en plus de dépenses obligatoires
À côté des explications qui ont trait à l’économie comportementale, il faut se pencher sur les normes sociales de consommation, souligne Boris Descarrega, de l’ObSoCo. « Quand les ménages disent : je perds du pouvoir d’achat, ils ne disent pas, j’ai le pouvoir d’acheter moins de choses, mais : j’ai de plus en plus de difficulté à faire face à mes dépenses. Ce qui est inclus dans cette considération, ce sont les normes sociales de consommation. »
Par ailleurs, il est important de considérer la part croissante dans le budget des ménages des dépenses automatiques ou obligatoires, passés de 13 % du revenu disponible en 1960 à 30 % en 2018.
En Chiffres
30 %
La part du revenu disponible des ménages consacré à des dépenses auxquelles ils ne peuvent déroger.
On y trouve le loyer ou le crédit immobilier, l’énergie, l’eau, mais aussi tous les prélèvements automatiques, y compris depuis quelques années de nouveaux venus : les abonnements aux plateformes de streaming type Netflix, Amazon Prime, les abonnements internet, téléphonie, etc. devenus les nouvelles normes sociales de consommation. La question est donc moins de savoir « comment évolue le pouvoir d’achat, mais si le pouvoir d’achat évolue à la même vitesse que les normes de consommation », pointe Boris Descarrega.
On ne se rend pas toujours compte du poids que ces nouvelles dépenses représentent, pointe l’économiste Flavien Neuvy. « Quand vous prenez un abonnement à 5 ou 10 euros, vous vous dites, ça n’est pas beaucoup, mais quand vous les additionnez, cela fait des sommes importantes, prélevées automatiquement, auxquelles on ne veut pas renoncer – ce qui réduit votre argent disponible pour le reste. »
Le ressenti des ménages est alors « moins une baisse du pouvoir d’achat qu’une intensification de leurs contraintes budgétaires », analyse Boris Descarrega.
Et cette intensification n’est pas prête de s’arrêter, souligne l’économiste, car d’un côté, nous sommes « dans une économie relativement peu en croissance, [avec] donc peu de hausse du pouvoir d’achat, et de l’autre, les entreprises restent dans un modèle orienté sur la croissance, avec des techniques marketing de plus en plus poussées pour attiser les désirs de consommation ». Résultat : nous vivons « dans un capitalisme qui pousse à la consommation, mais ne permet pas à la population de le faire ».
Et demain ? Avec « des prix de l’immobilier, et des dépenses liées à la dépendance et la santé qui vont continuer de croître, les marges de manœuvre des ménages continueront de se détériorer au fil du temps », estime Flavien Neuvy, certain que dans les prochaines années, de nouveaux épisodes s’ajouteront à la saga du pouvoir d’achat.