Si un site de pari en ligne devait passer une petite annonce, elle prendrait le ton suivant : « Bookmaker recherche homme, 18-35 ans, citadin, aime foot. » Telle est la cible des campagnes marketing des sites de paris en ligne, qui ont enregistré une hausse de 30 % de comptes actifs en 2020, pour atteindre 4,4 millions.
L’Autorité nationale des jeux (ANJ) confirme le portait robot du parieur : près d’un tiers des parieurs a entre 18 et 24 ans, un autre tiers entre 25 et 34 ans. Pourtant, les 18-24 ans ne représentent que 10 % de la population française.
La majorité des comptes (89 %) sont détenus par des hommes. Les femmes représentent 11 % des parieuses en ligne. Parmi ces comptes, « il y a souvent des femmes de joueurs bloqués ou qui veulent plus de comptes », pointe Matthieu Escande, avocat au barreau de Paris et habitué à défendre des clients contre des sites de paris en ligne.
Pour recruter, les sites de paris en ligne misent sur la communication. Leurs budgets marketing ont gonflé de 26 % pour les campagnes de l’année 2021. « C'est une hausse assez sensible par rapport à 2019 », souligne Jérémy Terrasson, directeur des marchés, de la conformité et de la protection des joueurs à l’ANJ, qui prend en compte les campagnes pour les Jeux olympiques de Tokyo et l’Euro de football, prévus en 2021.
En Chiffres
Plus de 2/3
des parieurs ont entre 18 et 35 ans
Une cible jeune et populaire
Depuis 2020, l’instance étudie aussi le contenu des stratégies promotionnelles et surveille les potentiels écarts à la loi des sites de paris en ligne, sobrement identifiés par l’ANJ comme « des points de vigilance ».
Avec des bonus, des codes promotionnels ou des comptes « VIP », les opérateurs encouragent les joueurs à jouer et rejouer.
Le budget consacré aux bonus d’arrivée sur les sites, pour recruter des joueurs, est passé de 14 % à 21 % en 2020. L’ANJ met en garde : il faut que le jeu reste « récréatif » et cette « stimulation active du joueur » peut y contrevenir.
L’avocat Matthieu Escande est plus direct : « Comme on dit dans le milieu, les sites cherchent à attirer du pigeon. » Un « pigeon », c’est-à-dire un joueur qui joue « mal », gagne grâce au hasard plutôt qu’à ses connaissances et rêve de toucher le gros lot.
Arnaud, joueur aguerri vivant de ses gains, va plus loin. « On ne va pas se mentir, les publicités visent les jeunes de banlieue ». En 2019, par exemple, Winamax collait des affiches dans le métro parisien voire hors des espaces publicitaires. En lettres au design de graffitis, les slogans reprenaient des codes urbains : « But en or, montre en platine » ou « Devenir riche sur un coup de tête ».
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Sur son site, l’agence de communication TBWA\Paris en charge de cette campagne indiquait vouloir proposer « une relecture des motivations des parieurs », « face aux communications traditionnelles, centrées sur le gain ou l’excitation exacerbée du pari ».
Cette dernière constitue la ligne de Betclic, qui met en scène de jeunes citadins pour « réveiller et exalter la passion qui sommeille en chaque fan de football », comme le précise l’agence La Fourmi à l’origine de certaines campagnes de l’opérateur.
Spot « Le Nouveau Roi » (2019). Bande sonore : le Nessum Dorma de Puccini, un air d’opéra connu des supporters depuis qu’il a été chanté en 2016 par Bocelli dans le stade de Leicester, après le sacre du club anglais en Premier League.
Le but de la campagne Winamax est, en 2019, de « dédramatiser le rapport à l’argent ». Pour cela, l’agence TBWA\Paris dit emprunter « à une génération ses codes et moyens d’expressions », très visibles dans un spot télévisé « Le Nouveau Roi ».
Cette publicité, tournée dans un décor de cité, montre des jeunes casquettes à l’envers, kebab ou ballon de basketball à la main, arrêtant toutes leurs activités pour célébrer le nouveau roi du quartier, un gagnant Winamax.
« On se rend compte que le public des quartiers populaires est souvent visé », abonde Jérémy Terrasson de l’ANJ, « d’un côté, c’est normal pour un opérateur de s’adresser à la cible la plus représentative dans ses activités ». Certes, ce public a un potentiel plus élevé de développer « un rapport problématique au jeu ». Mais la mission de l’ANJ est surtout « de vérifier que ça ne s’adresse pas aux mineurs ».
La loi interdit, par exemple, la représentation de mineurs en situation d’achats. Le nouveau « roi du sport » Winamax, n’en est pas moins un homme petit, porté dans les bras d’un géant, rappelant une scène du dessin animé « Le Roi Lion ».
« Les publicités peuvent être sujettes à interprétation », reconnaît Jérémy Terrasson. Et de glisser que l’ANJ planche sur une grille d’analyse avec le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) et l’Autorité de régulation professionnelle de la publicité (ARPP).
Ce qui est interdit pour promouvoir les jeux d’argent et de hasard
- Inciter à une pratique excessive, la banaliser ou la valoriser
- Suggérer que la pratique contribue à la réussite sociale
- Suggérer que le jeu peut être une solution face à des difficultés personnelles, sociales, psychologiques, professionnelles
- Présenter le jeu comme une alternative au travail rémunéré
- Mettre en scène des mineurs, les représenter ou les inciter considérer que le jeu d’argent est un de leurs loisirs
- Mettre en scène des personnalités ou personnages appartenant à l’univers des mineurs
Tipsters et influenceurs dans le viseur
Ces dernières années, l’ANJ garde un œil sur les influenceurs et les « tipsters », ces conseillers en paris sportifs. Les deux s’expriment sur les réseaux sociaux, comme Instagram, TikTok ou Snapchat. Or, « on sait que les mineurs sont proportionnellement plus représentés dans les audiences de ces médias », indique Jérémy Terrasson.
Dans ses décisions validant les stratégies promotionnelles des opérateurs, l’ANJ demande aussi « une vigilance particulière doit être également exercée à l’endroit du ciblage des jeunes adultes (18-25 ans), notamment en limitant le recours à des influenceurs et partenariats disposant d’une audience forte auprès de ce public ».
« Tipsters » et influenceurs ne sont pas rémunérés de la même manière. Pour les influenceurs, il s’agit de promouvoir les sites de paris en ligne comme ils mettraient en avant des montres ou une paire de baskets. Les opérateurs passent par des agences spécialisées dans les campagnes sur les réseaux sociaux.
Grâce à l’agence Influence Life, chargée de mettre en relation influenceurs et marques, Winamax a recruté Mohamed Henni, un influenceur foot à plus de un million d’abonnés sur Youtube et Snapchat. À l’écouter, le partenariat rapporte. Les entreprises y ayant recours, comme Winamax et Betclic, refusent d’en donner les montants.
Les « tipsters », eux, misent plus souvent sur l’affiliation. Ils proposent un lien ou un code promo leur assurant environ 40 euros par parieur appâté, à condition que le joueur ouvre un compte et dépose de l’argent.« Pour des tipsters avec une bonne communauté ou connu, ça peut monter à 50 euros par comptes ouverts », commente Roman Klimczyk, gérant de Global Bet Club, un site de conseils en pari sportif. Il rémunère ses huit « tipsters » de la sorte.
« Ça leur fait un complément de salaire, mais ce n’est pas leur seule activité », nuance-t-il. Pour « rester dans les clous », le site de Roman Klimczyk ne doit pas promettre de gains et ni afficher les pourcentages de réussite de ses « tipsters ».
En Chiffres
40 euros par joueur affilié
Montant de la rémunération des « tipsters », conseillers en paris sportifs qui officient sur les réseaux sociaux, versée par les opérateurs de paris sportifs.
Une infime portion des joueurs gagnent sa vie avec le pari
Il ne faut pas parler de « tipsters » à Arnaud, joueur assidu qui donne lui aussi quelques conseils sur Twitter. « La plupart sont mauvais », fustige-t-il, « ils tirent leur argent des affiliations pas de leurs paris. »
D’après lui, pour estimer si un « tipster » est bon, il faut regarder une moyenne sur « au moins 1 000 paris ». « C’est facile de ne montrer que quand on gagne », dénonce Arnaud. Rien de plus facile aussi que le trafic d’un ticket de pari pour faire croire à un gain mirobolant.
En plus de cibler éventuellement les mineurs, les « tipsters » ou les influenceurs peuvent laisser penser qu’ils vivent de leurs paris. Là encore, c’est interdit par la loi. « Seulement une infime minorité pourrait gagner sa vie avec le pari en ligne », rappelle Jérémy Terrasson. Une étude de 2018 chiffre à 0,02 % la proportion de joueurs gagnant plus de 10 000 euros par an.
L’ANJ se réserve ainsi le droit d’empêcher une campagne de publicité. Elle tente de contrecarrer la présence des influenceurs et des « tipsters » sur les réseaux sociaux, avec les mêmes armes.
Le populaire vidéaste Hugo Décrypte, qui explique l’actualité à un public jeune, a ainsi participé à une campagne de prévention sur les risques liés aux jeux, sponsorisée par l’ANJ en février 2021. Il y rappelle l’évidence : l’argent facile n’existe pas.