Le projet mort-né d’une Super Ligue européenne de football a fait polémique, en avril dernier : 12 clubs annonçaient vouloir créer leur propre compétition, s’affranchissant ainsi de l’UEFA. Les critiques ont fusé, comparant le modèle européen et le modèle nord-américain. Le « mérite sportif » du Vieux Continent face au profit qui gouvernerait le système aux États-Unis.
Le sport professionnel, c’est vrai, a une histoire très différente de part et d’autre de l’Atlantique. En Europe, les ligues – un regroupement de clubs qui s’affrontent lors d’une même compétition – se sont développées à partir du sport amateur. Les États-Unis, eux, ont rapidement fait le choix de ligues fermées. Entre la fin du XIXe siècle et le XXe siècle sont créées la MLB (pour le baseball), la NHL (pour le hockey), la NFL (pour le football américain), la NBA (pour le basket) et la MLS (pour le soccer ou football européen).
« Très vite, on s’est rendu compte que le sport pouvait être source de profit », indique Jérémie Bastien, maître de conférences en sciences économiques. « Les franchises aux États-Unis (que l’on appelle clubs en Europe) sont devenues de véritables entreprises. »
Celles-ci s’appuient sur le système universitaire américain, qui forme des étudiants et leur offre des bourses. Les meilleurs joueurs peuvent ensuite rejoindre une franchise, « le Graal des sportifs », souligne Jérémy Moulard, docteur en management du sport.
L’esprit sportif, c’est combien ?
En Europe, le système est pyramidal : si le sport professionnel se situe au sommet, il repose sur un important maillage composé de clubs amateurs ou semi-professionnels, d’associations au niveau local et régional. Grâce à leurs résultats sportifs, les clubs peuvent évoluer via le système de promotion-relégation. « L’objectif est la maximisation des victoires, une pensée très sportive », assure Jérémy Moulard. Une méritocratie.
« Aux États-Unis, c’est la maximisation des profits qui prime. » Pour participer à la compétition, les franchises (entre 25 et 30 selon la discipline) doivent payer un droit d’entrée. En revanche, elles ne courent aucun risque en cas de mauvais résultats sportifs.
« D’une année à l’autre, on sait qu’il y aura les mêmes équipes, dans les mêmes villes, avec grosso modo les mêmes joueurs. C’est très rassurant pour les investisseurs extérieurs, les sponsors et les chaînes de télé », explique Jean-François Brocard, chercheur au Centre de droit et d’économie du sport (CDES).

« En Europe, il existe une incertitude liée à un aléa sportif : le PSG ne peut pas assurer à ses investisseurs qu’il participera à la Ligue des champions dans deux ou trois ans. »
Pour certains, c’est justement cette surprise qui suscite l’intérêt sportif. Voir s’affronter toujours les mêmes équipes peut provoquer de la lassitude. « Beaucoup d’économistes montrent qu’avec le système américain, les matchs seraient moins rares, l’intérêt pourrait fléchir avec une baisse possible des audiences télé, une désaffection des spectateurs et des sponsors », détaille Jérémy Moulard.
Un partage plutôt… socialiste
Aux États-Unis, la majorité des revenus des franchises provient des recettes télévisées, réparties équitablement entre les membres des ligues. Certaines franchises se partagent aussi les recettes de sponsoring et de merchandising (le revenue sharing).
« C’est étonnant : on parle souvent de la pensée libérale des États-Unis, mais pour le sport, le système semble un peu socialiste : l’objectif est que chaque franchise gagne des revenus similaires pour avoir les mêmes chances de recruter les meilleurs joueurs et de remporter la compétition. »
Jérémy Moulard,docteur en management du sport.
Cette régulation est une caractéristique importante du modèle nord-américain : draft (répartition des meilleurs joueurs issus des universités vers les ligues professionnelles), salary cap (encadrement de la masse salariale), sport broadcasting act (partage des revenus télé)…
Les outils sont nombreux et leur intensité varie d’une discipline à l’autre, mais toutes les ligues respectent des règles. Un point dont on pourrait s’inspirer en Europe ?
« On pourrait contrôler les montants des transferts ou limiter les salaires. Cet argent, qui crée une bulle spéculative et dérégule l’économie du marché, pourrait être utilisé pour financer des stades plus performants ou proposer de nouveaux services », suggère Jérémy Moulard.
Bulle spéculative
Quand le prix d’un actif augmente en continu, de manière excessive, et s’éloigne de sa valeur réelle. Cette bulle est alimentée par les anticipations des hausses futures, l’évolution des prix ou par mimétisme.
Pas toutes rentables
Pour Jean-François Brocard, il est difficile d’imaginer transposer le modèle nord-américain en Europe. Qui plus est, cela ne se traduirait pas forcément par une rentabilité. Aux États-Unis, la NFL est la seule ligue rentable. La NBA, déficitaire, tend vers de meilleurs résultats, mais les autres « ne sont pas aussi solides financièrement, indique Jérémie Bastien. Elles présentent des résultats négatifs et les franchises sont endettées. »
Si on regarde du côté de l’EuroLeague de basket, la seule ligue fermée qui existe en Europe depuis 2000, le compte n’y est pas non plus. « Les clubs qui y participent sont ultra-endettés et en lourd déficit », poursuit Jérémie Bastien.
Par ailleurs, un système de ligues fermées pourrait remettre en cause la solidarité entre le sport pro et le sport amateur sur notre continent. Pour préserver les associations et les clubs locaux, une partie des revenus du sport pro est ponctionnée pour être reversée à la base.
« Ce que génère le PSG revient aujourd’hui partiellement aux petits clubs. Aux États-Unis, ce qui est généré par les Chicago Bulls ne revient absolument pas aux clubs de la banlieue de Chicago », conclut Jean-François Brocard, du CDES. Et cet enjeu est considérable dans le modèle pyramidal européen.
Servir le supporter consommateur
Les supporters américains et européens sont différents. Outre-atlantique, « on peut vraiment parler de consommateurs. Ils dépensent beaucoup en produits dérivés, par exemple. En France, on a l’habitude que le sport soit gratuit et très peu cher, détaille Jérémy Moulard, on va davantage analyser la performance sportive lors d’un match. Aux États-Unis, que l’équipe soit première ou dernière, on est là pour passer un bon moment, pour le spectacle. »
Par ailleurs, l’attachement aux clubs est plus présent de ce côté de l’Atlantique. Aux États-Unis, une franchise peut être délocalisée : en 2016, les propriétaires des Rams de Saint-Louis, qui évoluent en NFL, ont décrété qu’ils joueraient l’année suivante à Los Angeles.
« Comme si, du jour au lendemain, le PSG se retrouvait à Marseille parce que le modèle économique y était plus prometteur. » Inimaginable !