Economie
Super Ligue avortée : les détracteurs du foot business ont-ils gagné ?
Sélection abonnés48 heures après son lancement, la Super Ligue de foot, projet de compétition fermée entre 12 clubs de foot européens, est suspendue. Pour ses détracteurs, c’est une victoire contre le foot business. Vraiment ?
Stéphanie Bascou
© Markus Gilliar/ZUMA Press/ZUMA/R
Nous sommes en grande difficulté financière, et il nous faut une “Super Ligue” pour générer plus de revenus. C’est à peu près le message qu’a voulu faire passer le président du Real Madrid Florentino Perez, en venant défendre le projet sur les plateaux de télévision.
Ce projet de compétition fermée entre 12 clubs de foot européens aurait concurrencé directement la Ligue des champions de l’UEFA. Mais Florentino Perez se trompait de moment.
La levée de boucliers a été immédiate : instances du foot européen, supporters, et responsables politiques ne veulent pas d’un “club des riches” où le mérite et l’incertitude du sport disparaissent au profit des plus puissants.
48 heures après son annonce : le projet est enterré. "Victoire !" s’écrient les supporters.
Vraiment ? Simon Chadwick, économiste britannique du sport, décrypte les fondations économiques, géo-politiques et culturelles de cette affaire, et pourquoi la victoire des amateurs de sport n’est pas si certaine.
Nous sommes en grande difficulté financière, et il nous faut une “Super Ligue” pour générer plus de revenus. C’est à peu près le message qu’a voulu faire passer le président du Real Madrid Florentino Perez, en venant défendre le projet sur les plateaux de télévision.
Ce projet de compétition fermée entre 12 clubs de foot européens aurait concurrencé directement la Ligue des champions de l’UEFA. Mais Florentino Perez se trompait de moment.
La levée de boucliers a été immédiate : instances du foot européen, supporters, et responsables politiques ne veulent pas d’un “club des riches” où le mérite et l’incertitude du sport disparaissent au profit des plus puissants.
48 heures après son annonce : le projet est enterré. "Victoire !" s’écrient les supporters.
Vraiment ? Simon Chadwick, économiste britannique du sport, décrypte les fondations économiques, géo-politiques et culturelles de cette affaire, et pourquoi la victoire des amateurs de sport n’est pas si certaine.
Pourquoi Simon Chadwick ?
Simon Chadwick est un professeur britannique à l’EM Lyon Business School et directeur des sports eurasiatiques.
Il est également cofondateur de l’Observatoire du foot chinois de l’Université de Nottingham au Royaume-Uni, et aime se définir comme un expert à la frontière entre la géopolitique et l’économie du sport.
Pour l’Eco. Cela fait des années qu’on parle de mettre en place une Super Ligue, et qu’on regrette la financiarisation du foot. Comment analysez-vous cette affaire, et pourquoi a-t-elle éclaté maintenant ?
Simon Chadwick. Les derniers épisodes sont justes une conclusion logique de 30 ans de changements économiques et industriels. Trois éléments principaux ont conduit à cette situation.
Le premier, c’est que toutes les conditions de la création d’une Super Ligue étaient déjà réunies en 1992. Quand la Premier League, la première division anglaise, a été créée cette année-là, le but était déjà de générer plus d’argent.
On observe le même mécanisme quand l’ancienne coupe européenne est devenue la Ligue des champions la même année. Certains clubs sont devenus plus gros, plus forts, plus puissants avec de plus en plus d’influence, comme le Real Madrid, le Manchester United ou le Bayern Munich.
Cela les a aussi rendus plus attractifs pour les investisseurs du monde entier.
Ces dernières années, on a vu des investisseurs russes, chinois, du Moyen-Orient, et même américains, racheter des clubs européens. Ces hommes d’affaires n’ont que faire des supporters, de la communauté, de l’aspect socio-culturel du foot : leur but est de gagner de l’argent.
Ces hommes d’affaires n’ont que faire des supporters, de la communauté, de l’aspect socio-culturel du foot : leur but est de gagner de l’argent.Simon Chadwick
En 30 ans, le foot est passé d’une institution sociale et culturelle à un business, une industrie.
Le deuxième élément important, c’est l’émergence des technologies digitales, qui a créé de nouvelles opportunités de diffusions des matchs de foot.
Je pense en particulier aux offres de contenus sportifs audiovisuels en ligne (ce qu’on appelle OTT – over the top).
Éco-mots
OTT
En anglais over-the-top service. Service par contournement (ou offre hors du fournisseur d’accès Internet), de livraison d’audio, de vidéo et d’autres médias sur Internet sans la participation d’un opérateur de réseau traditionnel (comme Orange ou Free) dans le contrôle ou la distribution du contenu. Exemple : Netflix, Hulu, Amazon Prime Video…
La pandémie a accentué cette émergence d’OTT. Et ces investisseurs du monde entier ont compris une chose : ce que Netflix a fait à l’industrie du film, l’OTT est en train de le faire au football, en court-circuitant les moyens de gagner de l’argent comme les droits de diffusion télévisuels.
Ces nouvelles technologies ont aussi modifié notre façon de « consommer » le foot.
Plutôt que d’aller au stade, les supporters vont regarder les meilleurs moments d’un match via les réseaux sociaux sur leur téléphone portable, ou les rencontres proposées sur Amazon Prime. Depuis 2019, un certain nombre de matchs de la Premier League au Royaume-Uni est diffusé sur cette plateforme.
Le troisième point, c’est le processus de mondialisation des supporters. En règle générale, les supporters de Manchester United ne vivent plus à Manchester. Ils peuvent être à Shanghai, à Los Angeles ou à Riyad.
Ces trois éléments se sont superposés ces derniers jours. Les gros clubs réalisent maintenant qu’ils sont puissants. Le foot génère des profits qui sont réinvestis pour générer encore plus de profits.
Les ligues deviennent plus fortes, les gros clubs deviendront de plus en plus forts et puissants, appelant à encore plus d’argent. C’est inéluctable.
Les gros clubs deviendront de plus en plus forts et puissants, appelant à encore plus d’argent. C’est inéluctable.Simon Chadwick
Qui peut véritablement remettre en cause cette quête de rentabilité dans le football ? Les supporters ?
Les supporters n’ont rien gagné dans cette histoire. Beaucoup sont passés à côté de cette annonce, mais lundi, quelques heures après l’annonce de la Super Ligue du dimanche soir, l’UEFA a annoncé le nouveau format de la ligue des champions.
Or, si vous regardez de près cette nouvelle formule, la nouvelle version de la Ligue des Champions est une sorte de… Super Ligue.
Certains ont même estimé que cette histoire de Super Ligue avait été mise en place pour détourner l’attention de la nouvelle version de la Champions League. Elle sera plus lucrative - plus de matchs seront joués, donc des droits de retransmissions plus élevés -, et en partie financée par une banque américaine.
Les supporters n’ont donc pas gagné. Dans le monde tel qu’il est, ils ne gagneront jamais.Simon Chadwick
Les supporters n’ont donc pas gagné. Dans le monde tel qu’il est, ils ne gagneront jamais. Chaque supporter qui paie un abonnement pour voir du foot, qui s’achète un tee-shirt à l’effigie de son club, est complice de cette proposition de Super Ligue, et contribue à ce système.
Si les supporters veulent vraiment changer les choses, il faut qu’ils arrêtent de consommer le foot tel qu’ils le font aujourd’hui…
J’ai envie de leur dire : vous êtes le changement. Si cette expérience de foot de la « big money », extrêmement commercial et tape-à-l’oeil ne vous plait pas : parlez moins et agissez plus.
Un autre foot est possible. Si vous regardez Manchester United : quand le club a été vendu à des Américains en 2004, les supporters ont dit : non, on ne veut pas de ça. On veut un autre type de football.
Ils ont créé le FC United – un club que les supporters détiennent. Les gouvernements et les institutions devraient leur donner plus de pouvoir pour créer cet autre football que beaucoup semblent vouloir.
Existe-t-il d’autres contre pouvoirs ? Non. Ni l’Union européenne, ni les gouvernements nationaux n’ont agi contre cet afflux massif d’argent dans le foot.
Quand le Qatar a racheté le PSG, un élément du patrimoine culturel français, le gouvernement français n’a rien fait et a même encouragé le processus.
En Angleterre, quand Liverpool a été vendue aux Américains, quand Manchester United a été vendue à des Américains, quand Manchester City a été vendue à Abou Dabi, quand Chelsea a été vendu à un Russe proche du gouvernement russe, le gouvernement britannique n’a rien fait.
Quand ils investissent dans le foot, l’objectif des Qataris, des Chinois, des Saoudiens n’est pas seulement économique, il est aussi politique.Simon Chadwick
Si nous voulons une autre sorte de football, il faudrait de nouvelles règles et que l’UE et les gouvernements européens se saisissent du sujet.
Pourquoi ces investisseurs viennent-ils dans le football ?
Tout ces investisseurs n’ont pas la même logique. Il y a vraiment des différences d’idéologie entre eux.
Les Américains sont marqués par l’idéologie libérale, l’économie de marché, la rentabilité. Ce qui les anime, c’est le profit…
Si vous prenez plutôt les Qataris, les Saoudiens, leur objectif est toujours économique, mais il est en même temps politique. Générer du “soft power” (influence), c’est une des raisons qui les poussent à acheter des clubs.
Qu’en est-il de la Chine, qui a l’ambition de rivaliser avec les Etats-Unis, mais qui n’a pas les pétro-dollars des pays du Golf ?
Ils ont d’abord investi beaucoup d’argent dans des clubs européens. Puis le gouvernement chinois leur a demandé de partir, et d’investir plutôt dans le championnat local.
Elle a laissé la place à d’autres investisseurs : les Américains, qui ont profité des difficultés financières des clubs avec la pandémie pour racheter des parts. L’AC Milan, grand club italien, était détenu par des Chinois depuis 2017 avant d’être racheté l’année suivante par le fonds d’investissement américain Elliot.
Les investisseurs chinois ont donc revendu leurs parts, mais il ne faut pas s’y tromper : la Chine est toujours là.
Leurs priorités ont simplement changé. Depuis 2015, ils ont avant tout le projet d’être un pays hôte d’une Coupe du monde de foot, si possible dès 2030. Ils doivent donc postuler en 2024. La Fédération internationale de football (Fifa), qui organise la Coupe du monde, a maintenant 7 ou 8 partenaires commerciaux chinois. L’UEFA, l’organisation qui gère le football européen, a pour partenaire commercial Ali Baba, le géant chinois du commerce en ligne.
Ce que l’on voit, c’est que la Chine a investi ces instances de décision et de gouvernance du foot européen. Elle a essayé d’établir une sorte de relation de pouvoir et de dépendance. Et elle a réussi à le faire.
Le 15 janvier dernier, le président de la Fifa a expliqué que sans le support financier apporté par la Chine, son organisation serait dans une situation financière délicate.
La Chine va utiliser cette position dominante pour influencer les instances impliquées dans l’organisation de la Coupe du monde. Son pouvoir n’a donc pas décliné. Elle utilise juste son pouvoir de manière différente.
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