L’essentiel
- La marque automobile a largement bénéficié de l’effet Veblen lors du lancement de ses premiers modèles.
- Cet effet est en apparence paradoxal : la consommation d’un bien augmente en même temps que son prix.
- Aujourd’hui, cet effet s’estompe avec la nouvelle structure de marché de l’automobile électrique, davantage grand public.
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Certains paradoxes semblent encore plus incompréhensibles que d’autres. Alors que les patrons de l’industrie automobile ne cessent de clamer que les véhicules électriques sont trop chers et que les classes moyennes n’ont pas les moyens de les acquérir, la société de services spécialisée dans l’automobile Jato a livré une statistique tout à fait intéressante : au premier semestre 2022, en Europe, la voiture électrique la plus vendue a été la Tesla Model Y (44 472 exemplaires) devant la Tesla Model 3 (39 896 unités).
Suivent ensuite aux troisième et quatrième places les Fiat 500 et Peugeot 208 dans leurs versions « zéro émission »… Paradoxe, car la Model Y coûte 49 900€ dans sa définition la plus abordable, tandis que la Model 3 débute à 53 490€. À comparer aux 34 550€ demandés pour une Peugeot 208 électrique !
Depuis son entrée sur le marché des véhicules en 2008, Tesla bénéficie en effet d’un crédit tout à fait irrationnel. C’est « l’effet Veblen », du nom de l’économiste américain Thorstein Veblen qui avait défini cette théorie au XIXe siècle : si les Tesla sont très chères, c’est qu’elles sont nécessairement mieux que les autres. S’en payer une montre donc à quel point son propriétaire est au-dessus de la mêlée, puisqu’il a d’abord les moyens financiers d’acquérir une auto de luxe et qu’en plus, celle-ci est censée ridiculiser la concurrence sur bien des aspects.
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Effet Veblen
Paradoxe à l’œuvre quand la consommation d’un bien augmente en même temps que son prix, c’est-à-dire ceux ayant une élasticité-prix positive. C’est justement parce qu’à mesure que le prix augmente, et que le bien devient donc inaccessible, qu’une certaine portion de la population, les plus riches, vont en augmenter leur consommation. Veblen désigne ces biens par le terme « bien de luxe ». En plus d’être de qualité, ils fournissent au consommateur une exclusivité. Lorsque ces biens, par exemple le parfum, ne sont pas assez chers, la qualité ou la valeur symbolique sont perçues comme trop faibles. Veblen qualifie donc leur consommation « d’ostentatoire ».
Le consommateur aisé en recherche d’expérience unique
Assurément, l’effet Veblen a fonctionné lorsque les premiers clients ont acquis la Tesla Roadster en 2008, pour la somme de 110 000$. L’engin était de piètre qualité, tandis que l’infrastructure pour le recharger était encore quasi-inexistante. Mais l’effet Veblen a sans doute joué davantage lorsque Tesla a commercialisé le Model S en 2012. Cette longue berline proposait un premier prix de 70 000$ environ. Alors qu’elle n’avait pas encore été dévoilée en photo, tandis que diverses informations faisaient état de problèmes industriels majeurs pour la fabriquer, la Model S voyait déjà son carnet de commandes s’envoler.
Tesla a mis un an à livrer les 10 000 voitures réservées avant la sortie officielle du modèle ! Cependant, les clients ne se sont sans doute par rués chez Tesla uniquement parce que la marque leur permettait de dépenser leur argent. Elle promettait aussi, depuis le premier jour, de bénéficier de deux avantages que les autres constructeurs n’avaient pas encore : des voitures aux accélérations foudroyantes (une Model S accélère aussi fort, voire plus, que n’importe quelle Porsche thermique) et une autonomie (aux alentours des 350 kilomètres) qu’aucune autre marque n’était encore en capacité de proposer.
Tesla aurait ainsi coché toutes les bonnes cases pour séduire les acheteurs de haut de gamme, selon un rapport du cabinet McKinsey & Company publié en juillet dernier : « Les consommateurs aisés recherchent aujourd’hui un engagement continu et des expériences personnalisées lorsqu’ils achètent des voitures de luxe. […] Le défi pour les marques de luxe est que ce type de traitement exclusif est difficile à produire dans le cadre traditionnel des concessionnaires franchisés. […] Les clients ne veulent pas faire la queue comme cela se produit chez le concessionnaire. »
Tesla a ainsi fait le choix de ne vendre qu’aux travers de succursales, tandis que les rendez-vous, pris en ligne, sont à la minute près. Le client est donc censé être au centre de toutes les attentions, à tel point même que Tesla lui met régulièrement sa voiture à jour via le réseau informatique sans même qu’il ne s’en aperçoive, ou presque.
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Du produit de luxe au marché de masse
La marque américaine dirigée par Elon Musk n’a toutefois pas fait le choix de devenir une marque de luxe. Ce positionnement était d’abord motivé par des considérations financières, loin devant les impératifs du marketing : « J’ai essayé de comprendre pourquoi les précédentes tentatives de véhicules électriques avaient échoué » témoigne Martin Eberhard*, cofondateur de Tesla. « L’une des erreurs commises par pratiquement tous les programmes de véhicules électriques précédents a été d’essayer de pénétrer le marché au bas de l’échelle - en essayant de faire un véhicule à bas prix qui serait abordable pour "tout le monde". Cela me semblait insensé. Presque toutes les nouvelles technologies qui ont vu le jour (téléviseurs à écran plat, téléphones intelligents, les réfrigérateurs, les voitures, etc.) commencent par être un "produit de luxe", et descendent vers le bas du marché au fur et à mesure que la technologie s’améliore, que les volumes de production augmentent et que le fabricant apprend à fabriquer le produit. »
Effet d’échelle
Baisse du coût moyen de production d’un produit ou service résultant de l’augmentation des quantités produites. Elles peuvent être la conséquence d’un effet d’apprentissage (meilleure organisation productive…), d’un effet de masse pour les achats auprès des fournisseurs (ex : vaccins et Union européenne pendant la crise Covid)…
Si M. Eberhard a quitté Tesla depuis bien longtemps, il apparait cependant que ses successeurs ont continué de suivre sa doxa. Un modèle moins élitiste a été lancé en 2017, le Model 3, dont le prix débutait à 35 000$ aux États-Unis.
De nouveaux complexes industriels ont été créés (Austin, Shanghai, Berlin plus récemment), permettant à Tesla de venir concurrencer d’autres constructeurs : « Avec les Model 3 et Y, nous visons une population de masse » confirme le rapport annuel 2021 de Tesla, tout en reconnaissant « notre expérience limitée pour apprécier la demande et vendre au bon prix nos produits ».
Tesla a pourtant fait mouche une seconde fois en pénétrant le marché de masse. Tandis qu’en Europe et aux États-Unis, des clients installaient leur tente pour passer la nuit devant le Tesla Center afin d’être sûrs d’être parmi les premiers propriétaires de Model 3, la demande a explosé – au premier sens du terme- en Chine : 100 000 commandes avaient été effectuées en moins de 10 heures sur le site chinois de Tesla, entraînant la panne du serveur…
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L’entrée en matière fracassante de Tesla et son effet Veblen touchent toutefois à leur fin sur le marché chinois. Dans ce pays où l’offre électrique est dix fois supérieure à ce que l’on peut observer en Europe, Tesla est désormais très sérieusement concurrencée par des marques chinoises qui savent elles aussi produire des voitures qui accélèrent et qui témoignent d’une bonne autonomie.
Selon Reuters, Tesla vient donc tout juste de baisser les prix des Model 3 et Y chinoises : - 9 % en moyenne, « prenant le contre-pied d’une tendance à la hausse des prix dans l’industrie » fait remarquer l’agence de presse. Une nouvelle fois.
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*Martin Eberhard, cofondateur de Tesla, cité par Jon Thomas and Elicia Maine, dans « Stratégies d’entrée sur le marché pour les start-up dans l’industrie automobile », Journal d’une production plus propre, 2019.
Dans le programme de SES
Seconde. « Comment se forment les prix sur un marché ? »
Première. « Comment un marché concurrentiel fonctionne-t-il ? »
Terminale. « Quels sont les fondements du commerce international et de l’internationalisation de la production ? »