Le 27 mars prochain, c’en sera définitivement fini de Salto, la plateforme de streaming à la française co-créée en 2020 par TFI, M6 et France Télévisions. Entre son faible catalogue, ses moyens financiers limités et les contraintes d’acquisition de droits qu’il a rencontrées, le projet n’a pas trouvé son public. Les créateurs de la plateforme s’étaient fixé un défi apparemment trop ambitieux : concurrencer les géants du secteur, Netflix, Amazon ou Disney. Un échec qui illustre la difficulté de s’insérer dans un marché ultra-concurrentiel.
Comme tout marché en forte croissance, le streaming vidéo a attiré de nombreux acteurs au fil des années. En moyenne, un Américain est abonné à trois plateformes. Mais en France, au lieu de 3, c’est seulement 1,9. « On voit bien la disposition marginale à payer d’un foyer français pour un service de streaming : l’offre est conséquente, mais il ne s’abonne pas à plus de deux plateformes », analyse Henri Isaac, directeur de la mention Systèmes d’information, Réseaux et Numérique à l’Université Paris Dauphine et spécialiste de la transformation des modèles audiovisuels et de leur monétisation. « La multiplication de l’offre induit une concurrence plus forte. Pour chaque offreur, la demande diminue si son contenu est moins attractif que celui du voisin », abonde Sylvain Dejean, maître de conférence en économie du numérique à l’Université de la Rochelle.
Comment Netflix s’est imposé en leader du marché
Les temps ont donc bien changé depuis l’arrivée de Netflix en France, en 2014. À ses débuts, la plateforme avait fait le pari de proposer, pour un prix très attractif, des contenus vidéos en illimité. En pratiquant cette innovation de rupture, Netflix est parvenu, petit à petit, à construire son empire. L’innovation disruptrice a été conceptualisée par Clayton Christensen, ancien professeur à la Harvard Business School. Un disrupteur arrive sur un marché, avec une offre peu qualitative, incomplète et abordable. « C’est exactement ce qu’il s’est passé avec l’arrivée de Netflix, explique Henri Isaac. Il y avait dans le catalogue essentiellement des séries anciennes. Les concurrents, comme les chaînes de télé, ne l’ont pas vu venir car elles ne se sentaient pas menacées ».
Progressivement, Netflix augmente son offre, l’améliore, et récupère une partie du marché, jusqu’à évincer les acteurs en place. Netflix a fini par mettre les chaînes de TV sous forte tension concurrentielle en captant une grande part de leur audience. La plateforme est même devenue une concurrente directe de Canal +, dont l’abonnement était déjà payant. Son offre de service inédite lui a permis d’acquérir un quasi-monopole, et de devenir une référence sur le marché de la vidéo à la demande.
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Outre son démarrage modeste avec une offre peu qualitative et pas chère, Netflix a utilisé une stratégie de marketing particulière : celle du partage facilité de mot de passe. « Cette idée a permis à Netflix de faire connaître son service », soutient Henri Isaac. Netflix a également proposé l’abonnement lié à un accès à Internet : an de Netflix gratuit pour l’ouverture d’un compte chez des fournisseurs, comme Free. « Netflix a fait des accords ‘wholesale’, c’est-à-dire des contrats en gros, pour développer ses abonnements. Les consommateurs s’habituent ainsi au service, qu’ils finissent par payer », complète l’expert. Une stratégie qui a permis à la plateforme d’acquérir très vite des masses importantes d’abonnés.
Une concurrence exacerbée
Mais la multiplication des acteurs sur le marché a contraint Netflix à revoir son modèle économique. Pour éviter que ses abonnés n’aillent voir ailleurs, la plateforme a décidé d’étoffer son offre en proposant un maximum de contenus inédits. « Netflix a su s’adapter avec des séries venant du monde entier, pour s’adresser à tous les publics », illustre Sylvain Dejean.
Produire des contenus exclusifs coûte très, très cher. « Le modèle économique et la rentabilité des plateformes rendent souvent les financiers perplexes. En 2022, Netflix a investi 17 milliards de dollars, Amazon Prime entre 13 et 15 milliards », rapporte Henri Isaac. Et avant d’engendrer des bénéfices, ce type de modèle implique de fonctionner à perte durant une longue période. « Ce n’est qu’après avoir fidélisé une masse d’utilisateurs qu’on peut espérer être rentable », poursuit Sylvain Dejean.
Tout le monde n’y arrive pas. « Pendant la crise du Covid, le groupe Disney n’ayant plus accès aux salles, il a ouvert Disney +, qui s’avère être un gouffre financier, illustre Henri Isaac. Au-delà des franchises de blockbusters comme Marvel, Disney + manque de contenus ». Du coup, n’ayant pas trouvé le bon modèle, il a été contraint de remonter ses prix.
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Encore possible de se lancer ?
« Le marché commence à saturer, il est de plus en plus dur d’attirer de nouveaux consommateurs car ils sont déjà tous sur une plateforme », analyse Sylvain Dejean. Et puis il faut être capable de conserver des utilisateurs acquis, ils peuvent se désabonner du jour au lendemain. « C’est donc très risqué de se lancer », complète le professeur.
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Sur un marché, c’est dernier arrivé, dernier servi. « Ce sont les effets de réseau : plus votre audience est forte, plus elle attire de nouvelles personnes, plus l’algorithme est performant etc. Quand vous arrivez après tout le monde c’est infiniment plus compliqué. La seule chose qui peut le permettre, c’est d’avoir un contenu exclusif », explique Sylvain Dejean. Reste à voir si l’exclusivité du contenu de Paramount +, arrivé sur le marché en décembre 2022, parviendra à convaincre.
Il reste cependant une manière de sortir du lot : proposer des contenus extrêmement ciblés. « Les plateformes généralistes représentent 80 % du marché, mais il existe également des plateformes de niches, comme La Cinetek, une plateforme dédiée au cinéma d’auteur, analyse Henri Isaac. Tous les marchés finissent généralement ainsi, avec trois ou quatre généralistes et quelques spécialistes. C’est un oligopole à frange concurrentielle, conformément aux préférences des consommateurs ».
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