L’arrivée même de Björn Gulden montre la gravité de la situation. Adidas déshabille son félin rival, Puma, qui a prospéré sous son mandat, et rappelle par la même occasion un ancien de la maison, vice-président de la branche habillement et accessoires dans les années 1990. Les marchés apprécient. « Gulden est le bon choix, car il se concentre sur les produits. Son arrivée devrait signifier plus de marketing, plus de liens avec la distribution, plus de croissance », souligne Andreas Riemann, analyste du groupe financier ODDO BHF.
La mayonnaise numérique ne prend pas
Son arrivée sonne le départ du coupable tout trouvé, Kasper Rorsted. Le CEO danois a été débarqué fin 2022, à trois ans de la fin de son mandat. « Le problème d’Adidas est sa focalisation excessive sur les coûts et Rorsted était obsédé par les marges », appuie Erwan Rambourg, responsable de l’analyse financière du retail pour la banque HSBC.
Dans sa stratégie « Own the Game », lancée en 2019, la marque allemande projette de passer ses marges de 53 à 55 % d’ici 2025 et de rapporter entre 8 et 9 milliards d’euros à ses actionnaires via des programmes de rachat d’actions. L’état des finances est placé au cœur de la stratégie, ce qui a entraîné le départ de cadres expérimentés.
Le numérique constitue le levier central de cette stratégie. Adidas affirme vouloir faire la moitié de son chiffre d’affaires en ligne d’ici 2025, dans une approche Direct-To-Consumer (DTC). Avec la volonté de se passer des distributeurs et de collecter de précieuses données personnelles. Malheureusement, la mayonnaise ne prend pas : Adidas braque ses partenaires dans la distribution sans vraiment accélérer sur le web.
« À l’inverse de Nike qui, lui, a réussi sa stratégie DtC, Adidas se trouve au milieu d’une transition un peu timide », souligne Hélène Janicaud, directrice du pôle mode chez Kantar (agence spécialisée en études de marché). « Ses ventes n’explosent pas en ligne, alors qu’ils subissent des déréférencements en magasins. » Les ventes devaient progresser de 8 % à 10 % par an jusqu’au milieu de la décennie, elles stagnent. Et le maintien du cours de Bourse avait beau être une priorité, Adidas a perdu 47 % sur la place financière de Francfort depuis le lancement du plan « Own the Game ».
Pire, à force de réduire les coûts, la marque en oublie d’innover. « Ils ont tout misé sur le vintage : la Gazelle, la Spezial, la Superstar », raille un consultant français, expert du marché. « Bien sûr, c’est tentant de puiser dans ses archives quand on est né en 1945, alors que Nike n’est apparu que dans les années 1970. Mais Nike, lui, innove, truste les marchés du foot ou du basket et vient de lancer les plaques de carbone dans le running. »
Reebok ou l’impossible consolidation du marché sportif
En août 2021, Adidas tente de s’alléger en cédant Reebok au fonds Authentic Brands. La marque sous-performe (à peine 44 % de marge et 38 millions d’euros de pertes en 2020). Adidas perd au change en vendant 1,5 milliard de dollars l’Américaine achetée pour près du double en 2005. Un échec symptomatique de l’impossible consolidation du marché sportif, où les acquisitions servent plutôt à entraver la croissance des firmes achetées. « Pour développer Reebok, il fallait qu’elle concurrence Adidas sur pas mal de marchés », souligne Erwan Rambourg. Cantonnée au vintage, Reebok est lancée sur le marché féminin, sur celui du crossfit ou du fitness. Des segments pas assez porteurs pour lui permettre de grandir. À la même époque, Nike rachète Converse ou encore Umbro, notamment pour s’emparer du sponsoring de l’équipe anglaise de football. Avant de revendre, elle aussi, faute de rentabilité. Quand ça ne veut pas…
La déception Yeezy
Réfugié dans le sportswear – les vêtements de sport sont de plus en plus portés au quotidien –, Adidas échoue à renouveler les lignes de chaussures qui font sa griffe. « Adidas a connu une série d’investissements mal orientés. La collaboration avec Beyoncé, pourtant une star mondiale, n’a apporté que peu de visibilité. Il y a un vrai problème de discipline », tranche Erwan Rambourg. La marque s’éparpille – le très lourd contrat avec la NBA fait tiquer les observateurs –, mais elle ne brille plus.
Un manque de mordant d’autant plus criant que l’Allemande a perdu sa figure de proue, la ligne Yeezy, développée avec le rappeur Kanye West. Les sorties antisémites de l’artiste ont conduit Adidas à rompre son contrat, fin 2022, pour un manque à gagner estimé par le groupe à deux milliards d’euros.
La marque ne sait pas quoi faire des stocks, inutilisables, alors qu’elle avait poussé la croissance de Yeezy pour compenser, dès 2019, le ralentissement de son activité. « Yeezy avait une forte désirabilité et dégageait de fortes marges : c’est tout ce qui manque à Adidas », tranche encore un expert.

Casse-tête chinois
D’errements en errements, Adidas finit aussi par pâtir du contexte géopolitique : la marque aux trois bandes a été durement pénalisée par les confinements répétés en Chine, marché où elle est la plus dominante. La clientèle s’effrite, les usines ferment momentanément. « Tout le monde a été très perturbé par les fermetures, l’engorgement, le coût du transport. Le sujet de la localisation des sites industriels, tous les groupes se la posent », résume Virgile Caillet, délégué général de l’Union Sport & Cycle.
Le pouvoir chinois a aussi forcé les groupes textiles à réduire la voilure en tentant de les faire travailler avec du coton issu de la région du Xinjiang, où vit la minorité opprimée ouïghoure. Adidas, comme Nike, s’y refuse, et cède du terrain vis-à-vis de certaines marques chinoises : en 2021, les ventes d’Anta et Li-Ning, les deux leaders asiatiques, ont crû de 50 % sur le marché du textile et de la chaussure de sport. Mais Adidas s’est révélé plus vulnérable que ses rivaux. « La Chine représentait 39 % des bénéfices d’Adidas avant le Covid, contre légèrement plus de 20 % pour Nike et quasiment rien pour Puma », souligne Erwan Rambourg.
Cette exposition considérable au marché chinois rend impératif le retour à la performance sur ce marché. « Il faut renouer avec la croissance en Chine et améliorer les marges en sachant qu’il sera difficile de reprendre des parts aux groupes locaux », explique Andreas Riemann, analyste financier. Côté produits, des collaborations ambitieuses avec Gucci ou Lego peuvent doper la notoriété. Le groupe pourrait aussi surfer sur des tendances enfin favorables en Europe et en France : les ventes de textile sportif ont progressé de 36 % en cinq ans, quand celles des sneakers ont doublé. À rebours d’un marché de la mode atone, en décélération de 5 % sur cinq ans. Mais aux promesses, Björn Gulden préfère la prudence. « 2023 sera une année de transition pour nous, nécessaire à la construction de 2024 et 2025 », assure le nouveau boss d’Adidas.