Un pépin dans la pomme
« Si on nous cache les chiffres, c’est forcément qu’ils sont mauvais », ont aussitôt pensé de nombreux investisseurs. La dépendance d’Apple à l’iPhone est telle – 63% de son chiffre d’affaires – qu’ils se sont précipités pour vendre leurs actions de la firme à la pomme. L’annonce, début janvier dernier, que le chiffre d’affaires de l’iPhone pendant le crucial trimestre des fêtes de fin d’année serait plus faible que prévu – le premier avertissement de ce type depuis 2002 – a amplifié ces craintes. De fait, les ventes ont été moins bonnes : moins 15 % qu’à la même période, l’année dernière.
Alors, est-ce le début de la fin ? Rassurons tout de suite les fans : Apple ne s’est jamais aussi bien portée d’un point de vue financier. Elle a enregistré un chiffre d’affaires et un bénéfice record lors de son dernier exercice annuel, achevé en septembre. Et l’iPhone, source de tant d’inquiétudes, ne lui a jamais rapporté autant d’argent. Enfin, sa trésorerie – la « cagnotte » alimentée par les profits – s’élevait fin 2018 à… 245 milliards de dollars. Un pactole qui lui permettrait en théorie d’acheter LVMH, l’entreprise française la plus valorisée en Bourse… avec Airbus et Renault en prime ! Apple a donc les moyens de voir venir. Et elle en aura besoin, car les défis sont nombreux.
Les rois du premium
Réglons tout de suite celui de la concurrence des fabricants chinois de smartphones : Huawei, Oppo et autre Vivo qui contrôlent désormais plus de la moitié du marché mondial. Cela fait des années qu’Apple n’a plus pour objectif d’être le plus gros vendeur de smartphones – elle a été dépassée par Samsung depuis longtemps. Elle se satisfera d’être n° 1 sur le haut de gamme, celui qui dégage le plus de profits. Et ce d’autant plus qu’elle est capable d’imposer des prix supérieurs à ses concurrents. Selon la dernière étude du cabinet IDC, la part de marché de l’iPhone dans le monde devrait reculer très légèrement de 14,8 % en 2018 à 13,8 % en 2022. Mais, selon ces analystes, « il n’y a aucun doute sur le fait qu’Apple continuera à dominer le segment premium ».
Il n’empêche. Si l’iPhone est appelé à rester une machine à cash pendant encore plusieurs années, il appartient déjà un peu au passé. Quand Steve Jobs a dévoilé le premier iPhone, en 2007, le cofondateur mythique d’Apple faisait plus que présenter un téléphone intelligent. Il a placé le smartphone au centre de la vie numérique, supplantant le PC et remplaçant les lecteurs mp3, l’appareil photo numérique et les systèmes de navigation GPS… Cette révolution touche sans doute à sa fin.
La baisse inédite des ventes de smartphones en 2018 est certes le résultat de la saturation des marchés occidentaux et du ralentissement économique de la Chine. Mais elle est aussi le signe d’une inversion de tendance. Car parallèlement, le nombre d’appareils connectés personnels (wearables) permettant d’écouter de la musique ou de télécharger des applications, explose littéralement. Les ventes de montres intelligentes, écouteurs sans fil, lunettes ou casques de réalité virtuelle et autres vêtements intelligents devraient passer de 141 millions d’unités en 2017 à 453 millions en 2022, selon Gartner, un cabinet de conseil en technologies.
L’avenir ? La voix !
Apple est bien consciente de cette mutation. Elle l’accompagne d’ailleurs avec succès dans le domaine des montres où l’Apple Watch est la numéro 1 incontestée, ou celui des écouteurs sans fil où ses EarPods font un tabac.
Mais l’enjeu stratégique est moins de fabriquer ces nouveaux appareils que de fournir le système d’exploitation qui les fera fonctionner au sein de la future maison connectée ou dans la voiture. Pour ce nouveau pilotage, l’interface privilégiée n’est plus l’écran du smartphone, mais la voix, grâce à des assistants vocaux bourrés d’intelligence artificielle (IA) capables de converser avec les utilisateurs. Apple était à la pointe de la technologie en 2011 avec son assistant vocal Siri. Mais le succès de l’iPhone l’a paradoxalement desservie, en focalisant trop l’entreprise sur le matériel au détriment du logiciel. Résultat, elle est aujourd’hui en retard par rapport au système Alexa d’Amazon ou à l’Assistant de Google. L’enceinte intelligente d’Apple, la HomePod, n’apparaît pas dans le top 5 des ventes mondiales, dominées par les haut-parleurs Echo d’Amazon et les Google Home (environ 30 % du marché chacun), devant des constructeurs chinois. Apple n’a toutefois pas dit son dernier mot. Ne serait-ce que parce qu’elle est n° 3 aux États-Unis, le premier marché mondial, et que, grâce à un prix trois fois supérieur à ses concurrents, le HomePod domine le classement sur le plan des revenus. Surtout, la firme est déterminée à rattraper son retard. Pour preuve, elle a débauché l’année dernière le grand manitou de l’intelligence artificielle de Google, John Giannandrea. « Le machine learning et l’IA sont importants pour le futur d’Apple, car ils changent fondamentalement la façon dont les gens interagissent avec la technologie », indiquait un communiqué du groupe se félicitant de l’arrivée du nouveau gourou.
Priorité aux services
Apple est donc bien consciente de la nécessité de se réinventer. À tous ceux qui lui reprochent de ne pas avoir proposé, dans le hardware, d’innovation équivalente à l’iMac, l’iPod ou l’iPhone, elle rétorque que sa priorité se situe désormais dans les services. Qu’il s’agisse de distribution de contenus numériques (App Store, Apple Music, et un service de films à venir en 2019), du système de paiement Apple Pay ou de la fourniture d’une solution d’assistance vocale à des fabricants de matériel… Début janvier, Tim Cook estimait, dans une lettre aux actionnaires, que la mue était en cours. Les services sont en effet passés de 11 % du chiffre d’affaires en 2016 à 15 % aujourd’hui, soit 37,2 milliards de dollars (l’équivalent du chiffre d’affaires du géant français Bouygues !). L’objectif : les porter à 20 % en 2020, soit 50 milliards de dollars. Cerise sur le gâteau, la marge brute réalisée dans les services (65 %) est supérieure à celle de l’iPhone (près de 40 %).
Il y a 10 ans, Apple s’était imposée dans la fabrication de smartphones, un territoire dominé par Nokia. Elle devra cette fois rééditer l’exploit dans le domaine des services face à d’autres géants appartenant à la fois à l’ancien monde économique (les banques, notamment) et au nouveau : Google, Amazon, Spotify, Netflix… sans oublier les Chinois comme Tencent. Verdict dans 10 ans.
Déterminée à rattraper son retard, la firme a débauché le ténor de l’Intelligence Artificielle chez Google.
Services : les forces et faiblesses d’Apple
Le premier atout de la marque américaine pour s’imposer dans ce domaine est en fait… matériel. À savoir une base mondiale installée de 1,4 milliard d’appareils fonctionnant sous le système d’exploitation iOS (dont 900 millions d’iPhone). De quoi espérer vendre des millions et des millions d’abonnements de toutes sortes (déjà 360 millions en 2018). Revers de la médaille, le succès de cette stratégie dépend de la bonne santé de l’écosystème Apple. Et donc des ventes d’iPhone…
App Store
Le magasin d’applications d’Apple est le n°1 mondial (65 % du marché). Son chiffre d’affaires 2018 est estimé par Sensor Tower à 46,5 milliards de dollars, sur lequel Apple prélève une commission de 30 %. Mais cette taxe commence à déplaire aux éditeurs. Netflix a ainsi quitté l’App Store pour ne plus avoir à payer, comme en 2018, 256 millions de dollars à Apple. L’éditeur de jeux vidéo Epic Games s’apprête à faire de même.
Apple Music
Forte de 55 millions d’utilisateurs, la plateforme de streaming d’Apple est la n° 2 mondiale derrière Spotify. Son chiffre d’affaires est estimé à 4 milliards de dollars.
iCloud
La solution de stockage dans les nuages, dans sa version payante, rapporterait 3,6 milliards de dollars à Apple. Un montant appelé à progresser, mais qui reste très faible par rapport à Amazon, Google ou Microsoft qui vendent ce service aux entreprises.
Apple Pay
La solution de paiement mobile d’Apple, disponible dans 27 pays, est une potentielle machine à cash. La firme affirme qu’elle a permis de réaliser 1,8 milliard de transactions sur le dernier trimestre (deux fois plus qu’il y a un an). Et il se dit qu’elle prélève 0,15 % sur chaque transaction. Mais la concurrence est rude : des magasins et des banques proposent leurs propres solutions. Sans oublier Google, Amazon, Samsung ou les Chinois, où ce type de paiement est déjà très développé.