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Les coûts de production vont-ils finir par engloutir les plateformes de streaming ?
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Les coûts de production vont-ils finir par engloutir les plateformes de streaming ?
Sélection abonnésPour gagner ou conserver des abonnés, les services de streaming doivent produire toujours plus, plus vite, toujours plus cher. Face à cette concurrence féroce entre géants, des investisseurs s’interrogent : le streaming sera-t-il longtemps un business rentable ?
Stéphanie Bascou
© PHILIP CHEUNG/NYT-REDUX-REA
Imaginez une table de poker avec, comme joueurs, les plus grandes plateformes de streaming au monde : Netflix, Amazon Prime, Disney Plus, HBO Max. Chacun à son tour, en ce début d’année, a misé gros.
Les investissements qui seront faits en 2022 dans la production ou l’achat de contenus vidéos sont colossaux. Pour Netflix : 19 milliards de dollars, pour Disney : 33 milliards de dollars, pour ComCast : 26 milliards, pour Warner (HBO Max) et Discovery : 22 milliards. En comparaison, en France, les chaînes de télévision (TF1, M6, France Télévision…) investissent ensemble à peine plus de 1,1 milliard d’euros par an.
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Assis à cette table où il n’y a, pour l’instant, ni réel gagnant, ni réel perdant, les titans du streaming s’épient. Tous espèrent, en misant gros, conserver et gagner de nouveaux abonnés. Le jeu en vaut-il la chandelle ? Autour d’eux, les milieux financiers sont à l'affût, oscillant entre excitation et inquiétude…
Imaginez une table de poker avec, comme joueurs, les plus grandes plateformes de streaming au monde : Netflix, Amazon Prime, Disney Plus, HBO Max. Chacun à son tour, en ce début d’année, a misé gros.
Les investissements qui seront faits en 2022 dans la production ou l’achat de contenus vidéos sont colossaux. Pour Netflix : 19 milliards de dollars, pour Disney : 33 milliards de dollars, pour ComCast : 26 milliards, pour Warner (HBO Max) et Discovery : 22 milliards. En comparaison, en France, les chaînes de télévision (TF1, M6, France Télévision…) investissent ensemble à peine plus de 1,1 milliard d’euros par an.
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Des contenus, en veux-tu, en voilà
Pour comprendre la cause de cette course aux armements, il faut revenir au point de départ, à ce qui fait la valeur d’un service de streaming : son nombre d’abonnés. Netflix, pour l’instant en tête, possède 221,8 millions d’abonnés dans le monde, suivi d’Amazon Prime (175 millions) et de Disney + (118,1 millions).
Chacun de ces titans doit essayer de capter l’attention du plus grand nombre. Or, deux éléments ont rendu cette tâche particulièrement délicate. D’abord, les plateformes de streaming se sont multipliées, conduisant à une fragmentation du marché, détaille Kira Kitsopanidou, professeure d’économie de l’audiovisuel à la Sorbonne nouvelle. Ensuite, notre attention disponible s’est réduite comme peau de chagrin.
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« Les occasions de consommer du contenu (audiovisuel) se sont aujourd’hui multipliées : il y a le cinéma et le streaming, mais aussi les très chronophages réseaux sociaux (TikTok, Instagram…), les contenus amateurs, les jeux vidéo… », énumère l’économiste qui qualifie la concurrence entre plateformes de « guerre pour l’attention de l’abonné ».
Éco-mots
Mesure la capacité d’un acteur économique à capter le temps des utilisateurs sur ces produits. Ici, la rareté ne relève plus désormais de la production, mais de la réception.
Dans ce contexte, les sommes faramineuses qui sont annoncées ne sont pas surprenantes car, pour garder et attirer des abonnés, il faut sans cesse proposer des contenus en exclusivité (qui ne circulent pas d’une plateforme à l’autre), c'est-à-dire de la nouveauté d’une certaine qualité.
Le catalogue de contenus entre qualité et quantité
Les géants du streaming ne sont pas (seulement) dans une course à la quantité, tranche Grégoire Bideau, chercheur associé à la Chaire PcEn (Pluralisme culturel et éthique numérique) hébergée par la fondation Panthéon-Sorbonne. Pour rester dans la partie, tous les acteurs sont obligés d’investir pour « produire et acquérir assez de contenus. L’objectif est de construire un catalogue de films et de séries qui propose à la fois de la quantité et de la qualité, et qui satisfait le plus grand nombre », analyse le chercheur. « Netflix, en France, poursuit-il, c’est 5 000 contenus à peu près. L’offre n’augmente pas de beaucoup tous les mois, mais ils sont obligés de faire à la fois de la quantité pour satisfaire des niches, comme des contenus locaux, ou des documentaires très ciblés qui intéresseront seulement une infime partie de leur audience et de la qualité, c'est-à-dire des contenus capables de créer l’événement ».
Sur ce dernier point, toutes les plateformes ont eu leur moment de gloire : Netflix avec Don’t look up et Red Notice, HBO Max avec Wonder Woman 1984, Disney + avec la comédie musicale Hamilton, Apple TV + avec Greyhound, et Amazon avec la prochaine série du Seigneur des anneaux, au prix d’investissements faramineux. Le groupe de Jeff Bezos aurait dépensé pas moins d’un milliard de dollars pour racheter les droits de la célèbre saga de J.R.R. Tolkien.
Mais cela ne suffira pas à gagner la bataille, explique le Wall Street Journal qui a pu étudier le ratio abonnement/désabonnement de plusieurs plateformes de streaming aux Etats-Unis. Selon ces données, Disney + et HBO Max engrangeraient bien des milliers de nouveaux abonnements à la sortie d’un film ou d’une série très attendue. Mais plus de la moitié des nouveaux abonnés se désabonneraient ensuite au bout de quelques mois.
Conséquence : les plateformes sont obligées de créer constamment de coûteux programmes à succès pour satisfaire des abonnés passant d’une plateforme à l’autre. Dans cet écosystème, il faut « produire toujours plus, toujours mieux, et toujours de plus en plus cher », résume Kira Kitsopanidou. Seul Netflix arriverait, selon ces données, à retenir ses abonnés après un buzz.
Se désabonner, un péril social ?
L’image de la plateforme de Reed Hastings pourrait expliquer, en partie, ce résultat. « Vous entendrez souvent des jeunes dire, hier soir, j’ai regardé Netflix. Vous ne les entendrez jamais dire, j’ai passé la soirée sur Prime ou sur Disney +. Et ça, c’est un argument commercial primordial. Netflix a réussi à insuffler à ses abonnés la “fear of missing out” (FOMO), la peur de rater l’événement. Elle peut se résumer ainsi : si je me désabonne de Netflix, je risque d’être le seul de mes amis à rater la nouvelle série que tout le monde regardera », analyse Grégoire Bideau.
Les dépenses de production et de rachat de contenus visent donc à engranger de nouveaux abonnés et à les garder, mais aussi à créer une image de marque qui fera qu’au final, « se désabonner devient socialement périlleux ».
Maintenant, retournons à notre table de poker. Jusqu’à présent, Netflix semble plutôt bien s’en sortir. Il dispose d’un catalogue aux contenus renouvelés et qualitatifs, il arrive à conserver ses abonnés, il bénéficie d’une bonne image, au prix d’investissements colossaux. Il a connu de vrais succès ces derniers mois, parmi lesquels Squid Games ou Don’t look up.
Pourtant, cela ne semble pas suffisant. Le 21 janvier dernier, le groupe annonce prévoir une baisse du nombre de nouveaux abonnés. Les analystes financiers s’alarment, son action en bourse plonge de 22 %.
Le streaming, un château de cartes économique ?
Le streaming est-il devenu trop cher à produire, pour un marché devenu trop restreint ? S’agit-il d’un château de cartes, qui propose « un modèle économique non viable que tout Hollywood a bêtement suivi ? », s’interroge le Financial Times.
Pas forcément, car la guerre de la production de contenus oppose des concurrents très différents. Hormis Netflix, aucune plateforme ne mise à 100 % sur le streaming.
Si chacune d’entre elles espère un retour d’investissement sur le long terme, beaucoup ne comptent pas sur une rentabilité à court terme sur leur activité streaming, à l’image d’Amazon pour qui « les investissements faits dans la création peuvent se faire sans rentabilité immédiate, parce que leur cœur de métier, ce n’est pas le contenu, même s’ils restent sensibles au fait que leurs vidéos soient vues par les abonnés », souligne Kira Kitsopanidou.
Pour tous les services qui ne misent pas tout sur le streaming, c’est-à-dire toutes les plateformes sauf Netflix, « à moins d’une catastrophe ou d’une mauvaise stratégie de leur part, elles survivront toutes à cette guerre du streaming », estime Grégoire Bideau, car elles sont devenues… complémentaires. « Il y a deux ans, on pouvait imaginer que Disney allait empiéter sur Netflix, aujourd’hui on se rend compte que ce n’est pas vraiment le cas ».
Même chose pour Amazon qui se construit plus sur des marques plus anciennes. Preuve de cette différence : « quand a eu lieu le succès de Squid Games sur Netflix, les autres plateformes ne se sont pas ruées sur les séries coréennes. Ce qui marche chez l'une ne marchera peut-être pas forcément chez l'autre, car cela ne correspond pas à son image ou son public », précise le spécialiste.
Mais pour Netflix dont le modèle économique repose à 100 % sur le streaming, la question reste en suspens. À long terme, personne ne sait si cette activité sera rentable. En 2017, le professeur de sciences de l’information et de la communication à l’université Paris XIII Philippe Bouquillion écrivait : « On est dans une logique de valeur spéculative, on n’attend pas que Netflix fasse des bénéfices. Est-ce qu’à terme, ils pourront en faire ? C’est peut-être la même chose qu’Apple : pendant des années, ils n’ont pas fait de bénéfices, et le jour où ils ont commencé à en faire, ils sont devenus colossaux. »
Il se trouve qu’en 2022, Netflix devrait bien faire des bénéfices. Mais ils seront loin d’être aussi confortables qu’on l’espérait. Selon les prévisions du cabinet américain MoffettNathanson cités par le Financial Times, les revenus de Netflix atteindront les 33 milliards de dollars, pour 27 milliards de dollars de dépenses (20 milliards étant attribués au contenu), soit un bénéfice net de 5 milliards de dollars.
Un chiffre sans commune mesure avec le bénéfice net d’Apple de 2021 : 94,68 milliards de dollars. À la table de jeu, aucun joueur n’a, pour l’instant, quitté la partie. Mais il se pourrait bien qu’on y entende cette question, chuchotée par les investisseurs du streaming : la mise en vaut-elle encore la chandelle, pour tous ?
D’étranges concurrents
Avec des modèles économiques différents, les services de streaming essaient de se construire une identité en se différenciant les uns des autres.
Disney + : le service de streaming de l’ancien major Walt Disney, axé sur des franchises Marvel & Star Wars, a un modèle économique basé sur l’exploitation de parcs à thème, de produits dérivés autour de ses personnages cultes, de chaînes de télé et son activité de studio.
Amazon Prime Vidéo : des services de streaming axés sur le sport, les James Bond, et la future série du Seigneur des anneaux, avant tout considérés comme un produit annexe d’Amazon Prime, son cœur de métier (commerce électronique/service de livraison et cloud)
Apple TV : un catalogue limité aux contenus ciblés pour les cadres supérieurs anglo-saxons, pâle produit annexe du géant Apple (fabricant d’iPhone, d’iPad, de Mac, de logiciels, Apple store)
Netflix : 100 % streaming, a un catalogue de films et de séries très divers.