Rémunérer un employé selon la performance collective du groupe dans lequel il travaille augmente-t-il sa productivité individuelle ? Si la taille du groupe est importante, on peut douter de l’efficacité de ce type d’incitation, car elle risque de susciter des comportements de « passager clandestin » de la part de certains membres du groupe, qui feront peu d’efforts en comptant sur les autres pour accomplir les tâches demandées. Voyant cela, ces derniers diminueront aussi leurs efforts. Dans ce cas, toute forme d’incitation collective s’avérera contre-productive…
Une équipe d’économistes apporte un démenti à cette prédiction, en examinant les conséquences de l’introduction d’un bonus collectif dans la rémunération de chaque salarié d’une entreprise danoise, Hydrema, comptant plusieurs centaines d’employés1. Cette entreprise fabrique divers engins pour les chantiers de construction, comme des chargeuses-pelleteuses ou encore des excavatrices. Pour construire de telles machines, 2 000 à 2 500 pièces sont soudées, usinées, peintes et assemblées, ce qui implique que tous les ouvriers travaillent de facto sur une même chaîne de production où toutes les tâches sont interdépendantes.
Hydrema possède deux usines, l’une à Støvring, au Danemark, l’autre à Weimar, en Allemagne. Jusqu’au deuxième trimestre 2015, ces deux usines rémunéraient leurs ouvriers selon des salaires fixes, mais à partir de ce moment, le site de Støvring a introduit en plus un bonus financier dépendant des performances de ses employés, tandis que le site de Weimar continuait à rémunérer les siens selon des salaires fixes. Les effets de ce bonus peuvent être estimés en comparant les résultats de Støvring (usine « test ») à ceux de Weimar (usine « témoin »).
Le calcul du bonus se fondait sur trois paramètres : le « présentéisme », mesuré par le temps de présence d’un ouvrier sur son lieu de travail comparé aux horaires minimaux légaux (c’est le contraire de l’absentéisme) ; le « temps productif », mesuré par le temps que cet ouvrier passe sur les tâches réellement productives (par opposition au temps consacré à la maintenance) et enfin sa « productivité », mesurée par un indicateur ad hoc de la vitesse d’exécution des tâches qui lui sont confiées.
Le montant du bonus, identique pour chaque ouvrier, dépendait de la différence des moyennes des performances individuelles de ces trois paramètres après et avant la mise en place du bonus à Støvring. Il convient de noter que chaque ouvrier recevait un bonus identique, bien que ses performances individuelles fussent parfaitement observées (et différentes).
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Dans le même bateau

Le tableau décrit l’évolution des moyennes des trois paramètres. Avant l’été 2015, le présentéisme était déjà supérieur de 3,3 % à Støvring, l’introduction d’un bonus collectif fait passer cet écart à 3,7 %, ce qui est statistiquement négligeable. La même conclusion s’impose pour le « temps productif », les écarts entre les deux sites restent très faibles avant et après le deuxième trimestre 2015.
Le seul paramètre qui affiche une nette évolution est celui qui mesure la productivité : l’écart entre Støvring et Weimar était de 2,2 % avant la mise en place du bonus collectif et il bondit à 15,2 % après son introduction sur le site de Støvring. L’effet principal du bonus a donc été d’accroître fortement la productivité d’un ouvrier pendant la période qu’il consacre à ses tâches, sans effet notable sur la durée de cette période et sur son absentéisme. Autant de signes qui montrent que ce bonus collectif n’a pas provoqué l’effet redouté du « passager clandestin ».
Par ailleurs, la figure, qui décrit la dynamique comparée de la productivité entre 2014 et 2018, montre que l’écart entre les deux sites apparaît dès la mise en place du bonus collectif et s’accroît encore environ 18 mois après cette mise en place. Ce constat laisse penser que les employés avaient déjà au départ des idées pour augmenter leur productivité, mais qu’ils ont aussi trouvé, avec le temps, de nouvelles façons plus efficaces de travailler.
Cette étude prouve que dans une entreprise de grande taille, il n’y a pas automatiquement des comportements de « passager clandestin » à la suite de l’introduction d’un bonus collectif. Bien au contraire, dans le cas d’espèce. Le sentiment d’être « tous dans le même bateau », avec des objectifs partagés, a donné à chacun les motivations nécessaires pour améliorer ses performances.
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1. “How group-based incentives increase worker performance”, Colleen Flaherty Manchester, Anders Frederiksen et Daniel Han en, VoxEU Column, 18 aout 2022