Le marché de la télévision payante ressemble de plus en plus à la série Game of Thrones. Sur le Vieux continent, il est dominé depuis 1984 par le pionnier Canal +. Mais le roi a vieilli. Il a du mal à résister aux hordes de plateformes de vidéos à la demande par abonnement (SVOD) et aux nouvelles chaînes de sport par Internet.
Toutes ont pour point commun de casser les prix et de contourner son quasi-monopole sur la diffusion de programmes payants par voie hertzienne, le canal historique de diffusion. Ces nouveaux prétendants utilisent la box des opérateurs télécoms voire la contournent, grâce à des dispositifs d’accès direct, dits "Over the top" (OTT), qui ne nécessitent même pas de télévision. Les temps ont bien changé.
En France, plus d'abonnés Netflix que d'abonnés Canal
Pour Canal +, depuis quelques années, cette menace porte un nom : Netflix, n°1 de la SVOD, avec 150 millions d’abonnés dans le monde. Une croissance explosive qui lui a permis de passer le cap des six millions d’abonnés en France en 2019. C’est plus que les 4,6 millions d’abonnés individuels de Canal +.
Certes, ce chiffre ne comprend pas les abonnés indirects via les offres TV des opérateurs télécoms, mais sa publication a fait l’effet d’une bombe. Le roi a perdu sa couronne ! Certes, aussi, un abonné Canal + rapporte en moyenne 45,5 euros, soit cinq à six fois plus qu’un abonné Netflix, mais les dynamiques sont inversées. Canal + a vu le nombre de souscripteurs fondre d’un million depuis sa reprise en main par Vincent Bolloré, à la mi-2015. Dont 200 000 sur les neuf premiers mois de 2019.
En Chiffres
15,5 millions
d’abonnés Canal + à travers le monde au premier semestre 2019. C'est 98 000 de plus que l'année dernière à la même période.
- dont abonnés France auto distribués : 4,583 millions (- 209 000)
- dont abonnés France via opérateurs télécoms : 3,076 millions (- 54 000)
- dont abonnés à l’international : 7,896 millions (+ 361 000)
La direction de Canal + a longtemps dénoncé la concurrence déloyale de Netflix, qui échappe en France à l’impôt sur les sociétés ainsi qu’à la fiscalité de soutien au cinéma. L’annonce, début septembre, d’une alliance avec son ennemi juré a donc fait l’effet d’un coup de tonnerre. Ce pacte n’est pourtant que le dernier virage stratégique pris par le groupe face à une concurrence tous azimuts.
Virages marketing
Canal + justifiait le prix élevé de ses abonnements par une offre généraliste de contenus exclusifs : premières diffusions de films, séries originales et compétitions sportives dont il s’est longtemps réservé les droits.
Fiction : Netflix investit 120 fois plus
Canal + a décidé d’augmenter de 60 millions à 90 millions d’euros le budget destiné à produire des séries maison comme Baron noir ou Engrenages. De quoi créer jusqu’a une douzaine de séries par an. Un investissement indispensable, mais qui fait pâle figure face aux 12 milliards dédiés par Netflix à la production de contenus. Par ailleurs, la chaîne cryptée est contrainte d’investir 12,5 % de son chiffre d’affaires pour préfinancer des films français ou acquérir les droits de films européens. En échange de quoi elle a obtenu, fin 2018, de pouvoir diffuser les films en France entre six et huit mois après leur sortie en salles, contre 10 à 12 mois auparavant.
L’arrivée d’acteurs mono-thématiques capables de proposer des tarifs de l’ordre de la dizaine d’euros – voire moins – l’a complètement déstabilisé.
Les premières attaques ont eu lieu dans le football, deuxième motif d’abonnement à la chaîne cryptée. Après le Qatarien beIN Sports, qui l’a obligé à partager les droits sur la Ligue des champions en 2012, c’est SFR qui l’en a entièrement dépossédé pour la période 2018-2021. Plus grave, Canal + a perdu les droits sur la retransmission des matchs de Ligue 1 pour les saisons 2020-2024 au profit de l’espagnol Mediapro alors qu’il en est le diffuseur exclusif depuis sa naissance !
Faut-il surpayer les droits télé du foot ?
Officiellement, Canal + a laissé filer les deux compétitions de foot qui drainent le plus d’abonnés parce qu’il ne voulait pas surpayer leurs droits de diffusion. De fait, SFR a dû aligner un milliard d’euros pour la période 2018-2021 de la Ligue des champions, mais n’arrive pas à rentabiliser son investissement. Quant au Sino-Espagnol Mediapro, il a déboursé 780 millions d’euros pour les saisons 2020-2024 de la Ligue 1. Canal + est néanmoins parvenu à racheter 76 matches (sur les 380 totaux) à BeIN pour 330 millions d'euros en décembre.
À chaque fois, la chaîne s’est montrée trop prudente durant les enchères. Elle risque de le payer au prix fort en termes de désabonnements l’année prochaine.
À cela s’est ajoutée une offensive dans les séries et le cinéma. Le groupe dirigé par Maxime Saada s’est donc mis à casser les prix, abaissant à 20 euros l’abonnement à la seule chaîne Canal +. Il a multiplié les campagnes de promotion et ciblé les jeunes de moins de 26 ans avec une offre à 10 euros. Et a rompu avec un dogme en proposant désormais des abonnements sans engagement. Problème, ces nouveaux abonnés s’avèrent très volages : le taux de désabonnement est passé de 13,6 % à 15,3 % entre 2018 et 2019.
Le salut par l'international
5,166 milliards
eu euros, c'est le chiffre d’affaires de Canal + en 2018 à travers le monde, 0,6 % de moins qu'en 2017. Son activité à l'international se dynamise cependant, avec +5,7% l'année dernière, atteignant 1,567 milliards d'euros de chiffre d'affaires à l'étranger.
Pour toucher la clientèle qui ne passe plus que par Internet, Canal + a aussi été contraint d’abandonner un autre de ses principes : l’auto-distribution. Dans le jargon du secteur, ce terme désigne le fait de contrôler de bout en bout la relation avec l’abonné. Perdre la main sur cette relation, c’est se fragiliser pour l’avenir. Or c’est ce que Canal + a accepté pour distribuer son ancien bouquet de chaînes CanalSat auprès des abonnés d’Orange et de Free et permettre à Apple d’intégrer la chaîne Canal + à son offre Apple TV.
Cap sur l’international
Enfin, la chaîne cryptée a été conduite, elle aussi, à segmenter son offre, supprimant CanalSat et réintroduisant les chaînes qui le composaient (Nickelodeon, Eurosport, MTV…) au sein de packs thématiques : sport, famille, cinéma-séries… C’est ce dernier qui accueille désormais Netflix au côté de la plateforme de SVOD Canal + Séries, lancée en mars dernier pour justement concurrencer… Netflix.
Éditeur de ses propres programmes à l’origine, Canal + tend ainsi à devenir un agrégateur et un distributeur de contenus produit par des tiers. Face à la multiplication des services de SVOD à bas prix (Disney +, Warner, HBO +, Apple +…), le groupe français fait le pari d’être celui qui réunira toutes ces offres au sein d’une même interface, facilitant la vie des utilisateurs. Mais il doit pour cela devenir un acteur de taille mondiale. C’est le sens de son rachat, cet été, de l’opérateur européen de télévision payante M7 qui lui permet de porter à 19 millions le nombre de ses clients dans le monde.
Mais cette internationalisation a aussi pour conséquence de rendre le marché français moins prioritaire. En témoigne la suppression de quelque 500 emplois dans l’Hexagone et celle des émissions phares qui faisaient “l’esprit canal” (Les Guignols, le Petit Journal, Le Zapping…) mais qui étaient coûteuses à produire. Comme si l’ex “télé pas comme les autres” voulait devenir “la télé qui plaît au monde entier”.