Pourquoi lui ?
Aaron Benanav, chercheur à l’université de Syracuse (États-Unis), est historien de l’économie et théoricien social. Il a publié en 2020 son premier livre L’automatisation et le futur du travail, traduit en français en 2022 aux Éditions Divergences. Il y défend une vision sur l’automatisation dans le monde réel plus modérée que dans nos discours, et il attribue la crise de l’emploi au ralentissement de la croissance mondiale plus qu’à un bouleversement technologique.
Pour l'Éco. Allons droit au but : l’IA va-t-elle mettre les salariés au chômage ?
Aaron Benanav. Non ! Deux chercheurs d’Oxford ont réalisé en 2013 une étude très commentée qui concluait que 47 % des emplois pourraient être automatisés par le machine learning dans les 20 prochaines années. C’est un chiffre qui a été largement diffusé dans les médias, et encore aujourd’hui.
Mais cette technologie est beaucoup plus défectueuse, beaucoup moins performante, que ce que nous pensions. Les machines font beaucoup d’erreurs sur des tâches très simples. L’OCDE et le MIT ont refait des modélisations en se penchant, non sur les emplois, mais sur les tâches qui constituent les emplois. Celles-ci estiment qu’entre 9 % et 12 % des emplois sont susceptibles d’être automatisés. Cela parait beaucoup, mais si l’on avait pu faire ces calculs dans le passé, ce chiffre aurait probablement été plus haut.
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Pour vous, si la robotisation massive des emplois se profilait, on noterait une hausse de la productivité, or ce n’est pas le cas ?
Si ces technologies étaient en train de créer un véritable bouleversement, on en verrait des preuves dans les statistiques. Ce n’est pas le cas. Le taux de croissance de la productivité baisse au fil du temps, même si l’on a des ordinateurs de plus en plus aboutis. C’est ce qu’on appelle le paradoxe de Solow, d’après l’économiste américain Robert Solow. Il a eu cette formule célèbre : « On peut voir l’ère des ordinateurs partout sauf dans les statistiques de la productivité. »
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Un autre fait pourrait nous faire douter : nous avons eu une pandémie, nos chaînes d’approvisionnement ont subi de grandes dislocations, la demande de main-d’œuvre est pour le moment très haute et l’inflation est généralisée. Si ces technologies étaient prêtes à être déployées pour augmenter la productivité, nous n’aurions pas ces indicateurs.
Le progrès technologique peut donner lieu à des destructions dramatiques d’emplois dans certains secteurs. Vous prenez l’exemple de l’agriculture. Pouvons-nous être sûrs que nous ne sommes pas à la veille d’une vague semblable dans d’autres secteurs ?
L’agriculture était, à l’origine, un domaine où la croissance de la productivité était très faible. Dans les années 1940, les fermes se sont mises à ressembler à des usines – on parlait de l’industrialisation de l’agriculture – et nous avons observé une croissance incroyable de la productivité dans ce secteur. En 20 ans, cette explosion de la productivité s’est accompagnée d’un changement rapide du marché de l’emploi. Entre 1950 et 2010, nous sommes passés en France de 25 % de la force de travail employée dans l’agriculture à moins de 5 % . Il n’y a aujourd’hui aucun secteur de l’économie où l’on peut observer des phénomènes similaires.
Même si les emplois ne sont pas détruits, on peut s’attendre à ce qu’ils changent et exigent des compétences nouvelles ?
C’est pourquoi il est important de réfléchir et de nous demander : quels changements voulons-nous ? Car les technologies ne sont pas prédéterminées. Nous pouvons choisir celles dans lesquelles investir et fixer les règles sociales que nous appliquerons pour les orienter. Nous avons laissé des entreprises développer des médias sociaux comme elles l’entendent, sans supervision sociale, et cela a généré de nombreux effets néfastes. Cette réalité plaide pour plus de régulation.
Mais fondamentalement, pour vous, les IA ne sont pas à la hauteur de leur réputation et l’inquiétude qu’elles provoquent est démesurée ?
Les IA sont de grandes boîtes noires, elles sont entraînées sur des bases de données gigantesques. Si elles commettent des erreurs répétées et si vous voulez les corriger, vous ne pouvez pas vous contenter de modifier le code pour changer la réponse, il faut recommencer l’entraînement de zéro. Elles sont également mal équipées pour gérer l’inattendu : elles sont simplement capables de traiter des informations déjà rencontrées.
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Et puis, elles peuvent être manipulées par des agents malveillants, et il serait difficile pour un humain de le remarquer ou de le contrôler. Par exemple, quelqu’un pourrait coller un autocollant sur un panneau de signalisation, ce qui ferait trébucher la reconnaissance visuelle. Au fond, beaucoup de promesses de la technologie sont en fait des communiqués de presse issus de la Silicon Valley, de la part d’entreprises qui cherchent des investisseurs et qui ont tendance à gonfler leurs réussites. Regardons ce qu’il se passe vraiment sur le terrain, ce qui est vraiment en train de changer, ne nous laissons pas aveugler par l’effet "waouh".
Les IA ChatGPT et Dall-e ont fait beaucoup parler d’elles depuis la fin d’année 2022. Vous semblent-elles plus disruptives ?
Elles sont incroyables, c’est sûr ! ChatGPT peut écrire des poèmes et répondre à des questions complexes, mais elle ne pourrait pas produire un travail de recherche digne d’être publié.
Ces technologies sont fondées sur des corrélations statistiques très évoluées, mais corrélation ne veut pas dire causalité. Ces machines sont très mauvaises pour distinguer les causes des effets, elles échouent à des tâches très simples, se trompent dans des problèmes de math et ne savent pas inventer de nouvelles idées.
Voilà ce qu’il risque de se passer : le traducteur utilisera ces technologies pour une première traduction grossière, le designer utilisera Dall-e pour les premières esquisses d’un dessin, mais les entreprises continueront à embaucher des designers ou des consultants de marques. Peut-être qu’une petite entreprise ou qu’un individu utilisera davantage Dall-e, mais je pense que cet outil sera rapidement piégé par son esthétique galvaudée, un peu comme nos grands-parents utilisent toujours la police Comic Sans.
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