Pourquoi lui ?
Lyman Stone est un démographe américain. Doctorant en sociologie à l’Université Mc Gill, il est directeur de recherche au sein de la société de conseil Demographic Intelligence. Il a co-écrit avec l’économiste Adam Ozimek un article pour le think tank Economic Innovation Group, intitulé “Early Remote Work Impacts on Family Formation” (Conséquences du télétravail sur la formation des familles).
Pour l'Éco. Pourquoi avez-vous choisi de travailler sur le lien entre désir de maternité et télétravail ?
Lyman Stone. De nombreux articles de recherche montraient déjà que l’équilibre vie pro-vie perso était un facteur clé de décision en matière de fécondité. C’est simple, lorsque les gens n’arrivent pas à trouver un équilibre entre les deux, ils ont beaucoup moins d’enfants. Dans la continuité de ces travaux, quelques recherches plus récentes ont commencé à suggérer que le télétravail pouvait aussi avoir une grande influence sur ces prises de décisions familiales.
Ce n’est pas une surprise en soi : le travail à distance facilite cet équilibre, par le temps quotidien qu’il fait gagner aux salariés. Avec la pandémie, sa généralisation massive nous a donné envie d’approfondir nos recherches sur le sujet. Nous avons réalisé une enquête en deux vagues auprès de 6 000 Américaines âgées de 18 à 44 ans. Nous leur avons posé des questions sur leur désir de fécondité et la possibilité pour elles d’effectuer ou non du télétravail, pour voir s’il existait un lien entre les deux.

Quelle était votre intuition de départ ?
Nous nous attendions à ce que la possibilité d’effectuer du télétravail conduise à des intentions de fécondité plus élevées. L’hypothèse s’est confirmée pour chaque indicateur testé, qu’il s’agisse du fait de tomber enceinte pour la première fois ou concernant la volonté d’avoir plus d’enfants.
Nous avions également l’intuition que le télétravail augmenterait la satisfaction familiale. Cela aussi s’est vérifié. Le niveau de satisfaction plus élevé provient surtout d’une réduction des activités qui diminuent le bien-être des individus. Schématiquement, le télétravail ne rend pas votre vie de famille parfaite, mais il vous rend plus satisfait de votre quotidien en vous évitant l’un des principaux facteurs de stress et de fatigue des salariés urbains : les transports.
En revanche, nous avons obtenu un résultat que nous n’avions pas du tout anticipé : le télétravail rend aussi les femmes plus susceptibles de dire qu’elles s’attendent à se marier dans un proche avenir. Nous avons trouvé cet effet un peu par hasard, en faisant une repasse sur les données. Et c’était pourtant l’un de nos résultats les plus robustes ! Nous ne sommes pas sûrs à 100 % du pourquoi ni du comment… Une hypothèse : le télétravail permettrait de résoudre plus facilement, ce que l’on appelle en sociologie de l’appariement, le « problème des deux corps » (two body problems).
C’est-à-dire ?
Si vous avez deux personnes dans un couple qui veulent construire une carrière, cela signifie que pour être ensemble physiquement, vous devez tous les deux trouver un emploi dans la même ville. Dans certaines professions, cela reste assez simple.
Si vous êtes tous les deux banquiers, chaque ville a des banques. Mais si vous êtes tous les deux des universitaires renommés dans un domaine spécifique, cela peut être beaucoup plus difficile de trouver tous les deux un emploi dans la même ville, en même temps. Heureusement, avec le télétravail, une des personnes peut obtenir un emploi dans une entreprise d’une ville différente, tout en n’ayant pas nécessairement besoin d’y habiter, car elle n’a pas besoin de s’y rendre tous les jours.
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Des dirigeants d’entreprises pourraient y voir leur intérêt et tout faire pour que les employés reviennent au bureau, afin d’éviter les congés parentaux...
Oui. Ce serait une interprétation pernicieuse de notre recherche, mais elle ne serait pas fausse. Des dirigeants peu scrupuleux auraient tout intérêt à retenir le plus possible leurs salariés au bureau pour éviter qu’ils n’aient l’audace de fonder une famille.
Statistiquement, les normes de présence physique intense au travail discriminent de fait les personnes qui veulent fonder une famille. Dans la littérature scientifique, c’est même la raison principale pour laquelle la fécondité est si faible dans les pays développés d’Asie de l’Est comme le Japon ou la Corée. La norme, qui est de passer 60 heures hebdomadaires au bureau, rend impossible la possibilité de fonder une famille.
Si vous aviez en face de vous une personnalité politique, lui conseillerez-vous d’encourager le télétravail ?
Absolument ! Le télétravail augmente le niveau de satisfaction des citoyens et permet de booster la natalité. Je proposerais même aux politiques de mettre en place des règles fiscales, par exemple sur le mobilier de bureau ou le foncier des entreprises, pour inciter ces dernières à y recourir. Et cela serait très positif pour l’économie.
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Pourquoi ?
Parce que la démographie est un élément fondamental de la croissance économique. Vous le voyez bien avec le débat sur les retraites en France et le poids fiscal qui pèse sur les actifs, quand ils sont de moins en moins nombreux par rapport aux retraités.
Mais au-delà de ça, une démographie dynamique est surtout synonyme d’innovation. Regardez, en économie de marché, qui sont les personnes qui adoptent de nouveaux produits ? Les jeunes. Si vous avez moins de jeunes, vous avez moins de nouveaux clients et moins de demande pour les nouveaux produits innovants. Le résultat, c’est moins d’entrepreneuriat, moins de gains de productivité, moins de changement social, moins de mobilité intergénérationnelle et plus d’inégalités.