Au milieu de la salle de rédaction du Temps, la lumière menace de s’allumer à tout moment. Fixée entre deux morceaux de carton, une jauge bricolée à la main affiche le taux de femmes citées dans les 50 derniers articles publiés sur le site du quotidien suisse. Si ce « paritomètre » tombe à zéro, la diode s’allume.
Compter le nombre de femmes représentées, particulièrement dans les contenus d’information, c’est la première recommandation que fait aux médias le rapport de la députée Céline Calvez, remis en septembre 20201 : « Pour que les femmes comptent, il faut commencer par les compter. »
À l’instar du milieu du cinéma, l’élue souhaite même conditionner une partie des 17,4 millions d’euros de subventions publiques versées à la presse écrite (en 2019)2 par un système de bonus/malus sanctionnant les titres qui n’amélioreraient pas concrètement la présence des femmes dans leurs contenus.
Femme, mère, fille de…
Mais compter quoi, exactement ? « Le problème ici est aujourd’hui plus qualitatif que quantitatif », analyse Aude Lorriaux, journaliste chargée des discriminations et des inégalités femmes-hommes chez 20 Minutes.
Toutes les études s’accordent : les femmes sont davantage vues, lues ou entendues quand elles ne s’éloignent pas trop d’un rôle féminin stéréotypé. Une femme sur cinq intervenant dans les médias d’informations est présentée comme épouse, mère, fille de… alors que seul un homme sur 20 est décrit selon son statut familial. Ces pourcentages sont restés les mêmes de 2000 à 20153.
Quand elles interviennent, les femmes sont plus souvent présentées sans nom de famille. « Le prénom, c’est ce qui rattache à l’espace privé, quand le nom rattache à l’espace public », remarque Marlène Coulomb-Gully, chercheuse sur les représentations du genre dans les médias. Elle coordonne pour la France le Global Media Monitoring Project, qui classe les personnes médiatisées selon leur fonction.
Là où les femmes sont le plus nombreuses (35 % dans le monde) depuis 2005 : quand elles jouent le rôle du « citoyen ordinaire » qui exprime « une opinion partagée par un vaste groupe de gens », lors d’un micro-trottoir typiquement.
La France n’échappe pas à cette tendance mondiale : en unes de journaux, les femmes représentent 52 % des anonymes et seulement 17 % des personnalités connues. Et dans les pages de débats, 74 % des personnes invitées à exprimer leurs opinions sont des hommes4.

Source : Institut National de l'Audiovisuel (INA).
Huit experts sur 10
Pendant le confinement, les Français ont plus que jamais consommé des médias et se sont vu expliquer, commenter, analyser cette crise sans précédent par… des hommes principalement : 80 % des experts (contre 62% en moyenne en 2019), 76 % des invités politiques et 86 % des représentants de l’État étaient masculins5.
« Quand, pour parler de l’impact du Covid sur les femmes, sur le plateau de CNews, les invités sont tous des hommes blancs de plus de 50 ans, on croirait à une blague ! » lance Léa Broquerie, porte-parole de l’association Prenons la Une.
« “Oui, mais il y a moins de femmes expertes, médecin ou politique”, se dédouanent certains médias. C’est faux ! Il y a plus de médecins hospitaliers femmes [mais seulement 20% des praticiens hospitaliers sont des femmes, NDLR], il y a 17 femmes ministres et 40 % de députées, donc elles existent », corrige Léa Broquerie ; « 50 % d’expertes, on le demande depuis six ans, et ce n’est vraiment pas compliqué à mettre en place ».
Les six journalistes sur sept qui ne sont pas encore accrédités auprès du site expertes.fr pourraient commencer par cela. Parce qu’en occultant la réalité des femmes médecins, économistes, chercheuses… « les médias alimentent des stéréotypes de représentation qui dotent les femmes d’une moindre valeur au regard de la légitimité de savoir et de pouvoir », explique Marlène Coulomb-Gully. La chercheuse se demande « quand, pour parler des vaccins, on verra autre chose qu’un médecin homme interviewé et une photo d’infirmière qui fait la piqûre. » « Les médias continuent d’écrire un rapport des genres dans la société qui est faux », abonde la sociologue Marie-Christine Lipani.
Entre 18 h 30 et 20 h 45, à l’heure des principaux journaux et magazines d’information, ce sont 30 millions de téléspectateurs qui, en France, regardent cette réalité biaisée.
Journalisme responsable
Pour que le comptage soit qualitatif autant que quantitatif et que, dans l’urgence, les plateaux et les pages des journaux ne se transforment pas en boys clubs, une solution, citée par Céline Calvez est plébiscitée par les expertes : nommer, comme au New York Times, un gender editor. « En plus de coordonner la production du journal sur les questions d’inégalités femmes-hommes, j’ai un rôle de vigie, pour que l’on n’oublie pas ces sujets, explique Lenaïg Bredoux, fraîchement nommée gender editor chez Mediapart, je souhaite aussi réaliser des opérations ponctuelles de comptage. »
Attention, pour la journaliste, un paritomètre comme le gender editor, pour ne pas être un gadget, doit s’appuyer sur une dynamique volontariste de toute la rédaction et de sa direction. « L’idée n’est pas de faire la police du genre, mais de systématiser une veille collective. »
Pour Lenaïg Bredoux, ce n’est pas une question de féminisme mais de rigueur journalistique : « Quand nous, médias, occultons une partie de la réalité, nous ne faisons pas correctement notre travail. »