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Quelle vie que celle de crieur public ! Romains, Grecs des cités antiques, citoyens du Moyen-Âge, de l’Ancien Régime ou de la première révolution industrielle, tous ont assisté assidûment à ses représentations. Aux abords des places publiques, des églises, des carrefours, le tintement d’une clochette, le battement d’un tambour ou, parfois, le son éclatant du clairon, annoncent sa présence.
La foule se rassemble alors autour de cet homme, perché en hauteur, corps droit, tête relevée, bras tendu vers l’avant et main tenant son texte. Le crieur lit les dernières ordonnances royales, il annonce les décès, les ouvertures de commerce. Il peut aussi énumérer la liste des objets perdus !
Au Moyen-Âge, il vit ses plus belles années, au point que des édits réglementent le contenu de son activité et décident qui a le droit d’exercer. Il fonde même une famille professionnelle – une corporation – avec ses statuts, ses maîtres et ses apprentis. Et pourtant, après plus de 2 500 ans de bons et loyaux services, le métier meurt, dans les années 1960.
Un autre job, celui de chief happiness officer, ou directeur du bonheur, a lui aussi connu son heure de gloire, adoubé un peu vite par la presse, avec des entreprises fières d’afficher sa présence en leur sein et des sites d’offres d’emploi mesurant sa fulgurante carrière.
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Répondre à des besoins
Selon Qapa, les offres d’emploi pour ce métier ont bondi de 967 % entre 2014 et 2016 ! Puis il est reparti presque aussi vite qu’il était venu, en à peine une décennie, enterré par le magazine Stratégies qui, le 22 juin dernier, publiait sa nécrologie.
Pourquoi le crieur a-t-il vécu deux fois et demi plus longtemps que Mathusalem alors que le directeur du bonheur a eu la même durée de vie qu’un hérisson ? Pourquoi un métier naît ? Pourquoi il dure ? Pourquoi il meurt ?
À l’origine de son existence, il y a un besoin non satisfait. « Les métiers naissent dans les creux », explique Régine Bercot, sociologue du travail et professeure émérite à l’université de Saint-Denis (Paris 8) avant d’illustrer son propos. « Au début des années 1970, en France, la moitié des femmes n’ont pas d’emploi. Aujourd’hui, 85 % en ont un et 42 % des postes de cadres sont occupés par des femmes. En allant travailler 40 heures par semaine à l’usine ou dans les bureaux, elles ont laissé un vide : qui pour s’occuper des bambins, des seniors, de la maison ? »
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Au début, ces métiers du « care » n’existent pas, alors la voisine, la sœur, le frère viennent combler ce manque en donnant un coup de main. Pour professionnaliser ces activités, les individus qui les exercent s’unissent, « mus par une même mission de service. Par exemple, celui des assistant(e) s maternel (le) s est de favoriser l’éveil, l’épanouissement et le développement des enfants », décrit Florence Osty, sociologue des organisations et des métiers.
La mission du crieur public est de transmettre aux citoyens, hier illettrés dans leur grande majorité, les dernières nouvelles nationales ou locales. Celle du directeur du bonheur est d’apporter du bien-être aux employés. Alors que les magistrats, de leur côté, se réclament d’une justice désintéressée et impartiale.
En Chiffres
2 500
En années, la durée de vie du métier de crieur public. Ce fus moins de 10 ans pour celui de directeur de bonheur.
Un métier pour justifier d’une utilité sociétale
Tout l’enjeu, pour cette communauté mue par un même idéal, est ensuite de « faire reconnaître son utilité. Elle doit convaincre l’ensemble du corps social que, de par leur savoir-faire, leur expertise et leur éthique, ses membres sont les mieux placés pour répondre à un besoin de la société. Si elle réussit, alors le métier naît », poursuit la sociologue Florence Osty.
La conquête de cette reconnaissance ne se fait pas sans heurts ni dommages collatéraux. Un métier se construit dans l’adversité, contre les autres. « Le creux dans lequel compte s’asseoir le nouveau métier est rarement vide. D’autres l’occupent déjà en partie », explique la sociologue du travail Régine Bercot.
Le crieur était là avant les journalistes et les publicitaires, les actuaires et inspecteurs de police moulinaient des montagnes de données et informations avant que le data scientist s’y mette.
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Le creux dans lequel compte s’asseoir le nouveau métier est rarement vide. D’autres l’occupent déjà en partie
Régine Bercotsociologue du travail
Fixer un périmètre
Pour récupérer les missions exercées jusque-là par les autres et conquérir sa place, le nouveau venu doit démontrer que ses aînés ne répondent qu’imparfaitement au besoin. Alors que lui ou elle, en revanche, dispose de meilleures ressources (connaissance, savoir-faire, expérience) qui, mobilisées, rendent un service de plus grande qualité et mieux adapté aux nouveaux besoins de la société.
Les community managers ont ainsi conquis cette reconnaissance avec succès. Les réseaux sociaux, ont-il fait savoir, ne sont pas un nouvel outil de communication que les pros de la com’pourraient apprendre à manier. C’est un monde avec ses codes, ses rouages (algorithmes), ses techniques, sa langue même ! Illustration avec une discussion entre « CM » :
- J’ai regardé les analytics, on n’est pas bon, que ce soit au niveau du reach ou de l’engagement, déplore Pierre.
- Il fallait s’y attendre. On paie le changement d’EdgeRank, analyse Nadia.
- Du coup, on fait quoi : plus de call to action dans les posts ?
- On pourrait aussi tenter des take-over. Mais on n’arrivera à rien en misant tout sur l’organique.
Abscons, n’est-ce pas ? Le jargon professionnel trace une frontière entre les gens du métier et les profanes. Heureusement, cela ne suffit pas au métier pour faire valoir son expertise et convaincre la société de son droit d’exister.
L’ « outil scripteur » (crayon) et le « référentiel bondissant » (ballon) n’ont pas fait naître le métier de professeur des écoles, pas plus que les « NAO », « PSE » et « GPEC » n’ont accouché des DRH. Un métier, c’est un ensemble de savoirs, techniques et savoir-faire utiles qui se transmet.
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D’abord des « défricheurs », puis des formations
« Au début, ce sont les “défricheurs”, ceux qui ont appris sur le tas quand les formations n’existent pas encore, qui transmettent ce savoir utile », explique Régine Bercot. Au milieu des années 2000, les stagiaires des services communication des entreprises ou des rédactions se voyant confier la gestion de la page Facebook ou du compte Twitter, ont défriché le terrain.
Puis, ils ont joué le rôle de mentor dans les entreprises, sur les forums, blogs et webinaires. Cette communauté a réussi, ensuite, à construire des formations et à les faire reconnaître par l’État et ses commissions professionnelles consultatives.
Au nombre de 11 et composées de représentants des pouvoirs publics, des employeurs et des salariés, ces commissions sont chargées, auprès du ministre de l’Éducation, d’émettre avis et propositions concernant « la définition des formations scolaires, formation professionnelle continue et apprentissage destinés à préparer aux fonctions et aux emplois des diverses branches d’activités ».
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Reste plus… qu’à accepter l’obsolescence
C’est sans doute ce qui a précipité la chute du directeur du bonheur. Il s’est trouvé incapable de prouver qu’il était détenteur d’une expertise à laquelle on pourrait être formé. Certes, le bien-être des salariés a un impact sur leur performance. Le vécu et les études l’ont prouvé, le besoin est là. Mais les RH et managers sont mieux placés, formés et outillés pour remplir cette mission. Ainsi en a décidé le corps social.
Le data scientist, de son côté, a réussi à se faire une place sans pour autant tuer les actuaires (calculateurs de risques pour les assurances) et les inspecteurs de police qui utilisent de plus en plus une de ses œuvres : Anacrim.
Quant au crieur, il est mort sous les coups de l’imprimerie, des gazettes et de l’alphabétisation de la population, qui l’ont rendu inutile. Les journalistes, publicitaires et blogueurs ont profité de l’aubaine pour lui piquer sa place
Votre métier va-t-il être robotisé ?

L’outil développé par le docteur Emeric Lebreton (Orient’Action, réseau de cabinets d’accompagnement des évolutions professionnelles) évalue le potentiel d’automatisation des métiers selon leur degré d’attractivité, de pénibilité, de complexité et la place des relations humaines dans leur exercice.
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