Sociologie
Comment rendre les primes salariales les plus efficaces possible ?
La plupart des entreprises fixent à leurs cadres des objectifs individuels avec un impact sur leur rémunération. Est-ce efficace ou contre-productif ?
Aude David
« Quand j’étais commercial en informatique, un collègue avait atteint ses objectifs individuels avant tout le monde. Au lieu de nous encourager, il nous répétait qu’on était nuls », se souvient Frédéric Rey-Millet, coach en management et fondateur d’Ethikonsulting. Motivé par sa prime individuelle, celui dont il parle a préféré abandonner les autres, au mépris des intérêts de l’entreprise.
Très répandue chez les commerciaux, la pratique s’étend : marketing, finance, service technique, RH, achats…
54 %
des cadres et 72 % des cadres commerciaux percevaient une rémunération variable en 2019.
Source : Apec, baromètre 2020 de la rémunération des cadres, septembre 2020
Le but ? Augmenter la performance et stimuer les troupes. « La motivation par l’argent, explique Frédéric Rey-Millet, vient de Frederick Taylor, qui cherchait à motiver les ouvriers face à un travail routinier. »
Sur les effets pervers de cette rémunération, il cite Daniel Pink : « incitation à la triche, baisse de créativité, comportements individualistes ». Une expérience est restée célèbre : on demande à deux groupes de résoudre un problème. On promet au second une somme d’argent suivant les résultats de chacun : ce groupe est 30 % plus lent à trouver la solution.
Innovation = collaboration
Pour Antonio Giangreco, chercheur à l’IESEG en gestion des ressources humaines, les primes ne concernent qu’une petite partie des salariés, et on assiste à une « dérive dans les écarts entre les rémunérations des dirigeants de haut niveau, parfois décorrélées de leur performance, et les plus bas salaires. Dans des secteurs comme la logistique ou les métiers manuels, il n’y a plus de salaire correct pour compenser le travail pénible ». Cela nuit à la motivation, à l’engagement et à la performance.
À partir des données de 22 000 entreprises, il a étudié le rapport entre primes et innovation par les salariés : « La capacité à innover se développe plus dans la collaboration. Les récompenses peuvent être utiles si on ne les lie pas seulement à l’argent, mais aussi à une reconnaissance des idées du salarié et de sa capacité à les mettre en oeuvre.
"Quand une entreprise crée une vraie culture d’innovation, la récompense financière est un bonus, pas un prérequis."Antonio Giangreco
Chercheur à l’IESEG en gestion des ressources humaines
Selon lui, les primes collectives sont à privilégier, même si les primes individuelles ont un sens « quand on progresse dans la hiérarchie, parce qu’il y a plus de risques et de responsabilités ».
Puissance de la transparence
« La rémunération doit traduire la culture d’entreprise », assure de son côté Kevin Duchier, DRH de Germinal, société de marketing. Ici, pas de rémunération variable, sauf pour les commerciaux.
5 000 euros
Valeur médiane de la rémunération variable des cadres – environ 10 % du salaire total.
Source : Apec, baromètre 2020 de la rémunération des cadres, septembre 2020
Les salariés sont évalués sur cinq critères clés donnant des points qui déterminent le salaire, connu de tous. « Nous avons une discussion tous les trois mois pour augmenter au plus près des performances. Dans mes anciennes entreprises, j’étais frustré quand je progressais, je devais attendre six mois une augmentation. » Cela permet aussi de repérer la sous-performance pour éventuellement déplacer la personne à un poste qui lui correspondra mieux.
Il estime que la grille permet de résorber les inégalités salariales – les plus hauts salaires sont ceux des femmes – et de mieux faire accepter les différences : « On sait pourquoi chacun est augmenté ou pas, et on peut en discuter si on est en désaccord. » Surtout, pour lui, cela donne des indications claires sur ce que l’entreprise attend et comment y parvenir.
Philosophie de la « rem’ »
Chez Atel Hotels, société de réservation hôtelière, depuis la création de l’entreprise, il y a 30 ans, les commerciaux touchent des commissions individuelles, mais pas sur la base d’objectifs chiffrés.
Pour la manager commerciale, Cindy Bonno, ce fonctionnement est en accord avec la philosophie de la société : « Nous ne visons pas la croissance à tout prix, mais plutôt la pérennité et un développement progressif. »
La société familiale ne s’impose pas d’objectifs commerciaux précis, ce qui ne l’empêche pas d’être rentable.
Dans cette optique, les commerciaux sont indépendants et fixent eux-mêmes leur stratégie. La commission est vue plus comme un bonus car « les fixes suffisent à vivre correctement ». Frédéric Rey-Millet confirme : « La rémunération variable et les objectifs ne sont que la partie visible, la vraie question est celle de la motivation et la connaissance des équipes. »
Dessiner une culture d’entreprise
Pour Frédéric Rey-Millet, les objectifs doivent être le plus possible sur mesure et aligner les visées purement business sur ce qui motive les employés. « Les salariés ont trois sources de motivation, assure-t-il : progresser sur leurs sujets d’intérêt, garder de l’autonomie et trouver du sens. Aux managers d’en tenir compte pour fixer des objectifs. »
Ils doivent aussi veiller à ce que la somme des buts individuels soit cohérente avec la stratégie de l’entreprise. Il faut donc formaliser aussi des cibles collectives, pour donner une vision d’ensemble.
Par exemple, un producteur d’infrastructures électriques a totalement revu, il y a cinq ans, le système d’objectifs et de rémunération de ses acheteurs. Avant, leur part variable était basée sur les rabais négociés, ce qui les conduisait à acheter les produits les moins chers, de moindre qualité, et créait une forte compétition entre eux. L’entreprise a supprimé cette rémunération variable.
En revanche, elle a inclus dans l’évaluation des acheteurs des critères liés à la qualité des produits achetés, mais aussi à la posture personnelle, notamment la capacité à travailler en équipe. En interne, on assure que cela a augmenté aussi bien la motivation que les performances.
Au sein de la société de marketing Germinal, on utilise des Objectives and Key Results (OKR), « business », à l’échelle d’une équipe. Chaque personne a la responsabilité de quelques OKR, mais toute l’équipe participe. « Si on est trop égoïste, les autres ne nous aideront pas dans la réalisation de nos objectifs. C’est du troc. »
L’atteinte de ces OKR ne rentre pas dans le calcul de la rémunération, contrairement aux objectifs de croissance individuelle, mais ceux-ci sont décisifs si on veut démontrer certaines compétences pour monter en grade.
Pour aller plus loin :
La vérité sur ce qui nous motive, Daniel Pink, Flammarion, 2016
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