D’une machine à coudre à une autre, une drôle de dame défile dans l’atelier balayé par le froid et bruissant du staccato des engins piquant un tissu de laine ou de coton. Le son d’une vieille radio allège ce brouhaha industriel.
Au cœur de la bonneterie morbihannaise du Minor, où l’on fabrique les derniers vêtements marins 100 % made in France, l’élégante sexagénaire aux lunettes ajustées et à l’œil alerte s’arrête près de la jeune Annelor. L’ancienne salariée – 41 ans de maison – a pris le temps de superviser le travail de la novice.

Ciseaux à la main, Mireille vérifie les coutures de la manche d’un pull rouge en cours de confection. La benjamine est attentive aux moindres remarques de son aînée. L’art de la maille ne se laisse pas prendre à la légère.
Mireille, l’électron libre de l’atelier, garante du savoir-faire d’une industrie textile française décimée par la crise et les délocalisations, ne devrait pourtant plus être ici. L’âge de la retraite a sonné pour elle depuis plus d’un an.
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« Capturer le savoir-faire »
« En reprenant l’entreprise, nous avons été confrontés au départ en retraite de plusieurs salariées, seules détentrices de compétences réellement uniques. Ces départs, et d’autres à venir, mettaient en péril la pérennité de l’activité. Nous avons donc dû réagir », se rappelle Sylvain Flet, 34 ans, look de start-upper, l’un des deux associés venus de Paris pour reprendre la fabrique bretonne.
Comme Mireille, des anciennes sont rappelées pour transmettre aux plus jeunes. Les couturières d’expérience sont aussi retirées des lignes de production pour jouer le rôle de formatrices, quitte à ralentir la productivité à court terme.

La transmission des savoirs est un enjeu général. De la petite boîte artisanale comme Le Minor au grand groupe industriel, la pyramide des âges – résultat du baby-boom – impose à toutes les entreprises un big bang stratégique.
« Si on n’anticipe pas, on est fichus », lâche une responsable des ressources humaines dans une filiale d’un groupe du CAC 40.
Dans son usine, ce ne sont pas moins de 200 salariés sur 400 dont le départ en retraite est programmé dans les 10 ans qui viennent. « Capturer le savoir-faire est vital. La connaissance des seniors, jusqu’alors concentrée dans leur tête, doit devenir collective », souligne la responsable.
« Au-delà de l’urgence de la transmission, le vieillissement de notre main-d’œuvre a remis en cause notre organisation du travail », poursuit l’entrepreneur breton, qui arbore fièrement un pull officier bleu marine conçu dans ses ateliers. La sacro-sainte spécialisation des tâches est progressivement remplacée par la polyvalence.

Cette mutation est visible au sein même des locaux, désormais divisés entre « l’ancien process » et l’organisation flexible, celle du nouveau monde, attendue par les nouvelles générations. Au milieu de l’atelier, un tableau relève désormais les performances productives collectives. « L’esprit d’équipe est renforcé. Surtout, en travaillant aussi bien en début de fabrication qu’à son terme, on voit le fruit de notre travail », explique Lisa, 21 ans, l’une des 48 salariés.
Le vent du changement est aussi perceptible chez le grand industriel. « Certains salariés sont là depuis 30 ans sans que le périmètre de leur poste ait évolué. Les départs sont l’occasion de réfléchir aux process », décrypte la RH. Dans le Nord, non loin des anciens bassins miniers abandonnés, Arc Industries est un employeur majeur de la région avec ses 4 600 salariés.
Le premier producteur mondial de verrerie de table voit justement le vieillissement de sa main-d’œuvre comme l’opportunité de moderniser son usine : 15 millions d’euros d’investissements sont programmés. « Nous regardons quelles innovations peuvent être injectées dans la chaîne de production, mais certains métiers nécessitent de la manipulation et ne peuvent être automatisés », tempère Stéphan Fertikh, directeur des ressources humaines du groupe Arc.
Sur les 743 départs à la retraite attendus, un sur trois sera remplacé. De quoi, aussi, alléger la masse salariale de cette entreprise en difficulté. Comment choisir les métiers à conserver ? « La clé, c’est la valeur de l’expérience. Les postes techniques sont souvent irremplaçables, les postes commerciaux ou administratifs sont plus facilement substituables et ne sont pas toujours remplacés », constate le sociologue Vladimir Iazykoff.
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Les seniors, des coachs de vie
À contre-courant, Le Minor est dans l’obligation de compenser tout départ par trois recrutements. Face à la pénurie de main-d’œuvre et de formation spécifique dans la région, ce sont souvent des jeunes sans expérience qui sont recrutés et qu’il faut former de A à Z.
« Plutôt que de se battre avec la machine, on gagne un temps fou en apprenant aux côtés des anciennes. Un lien fort se crée entre nous », souligne Émilie, l’une des 23 personnes embauchées en 18 mois par la bonneterie bretonne. « Les seniors, ce sont aussi des coachs de vie », illustre la RH du géant industriel. Chez Arc, ce sont plus de 100 alternants qui ont vu leur contrat d’apprentissage transformé en CDI.
« Ils arrivent avec leurs nouvelles compétences. Si ça peut déstabiliser certains anciens, cela permet à l’entreprise de s’adapter aux nouvelles réalités économiques », analyse M. Fertikh.
Dans ce chamboulement générationnel, il est essentiel de ne pas « opposer les générations », alerte pour sa part le sociologue. « Je suis revenu avec fierté et bonheur pour transmettre ce que je sais aux nouveaux, témoigne Mireille, la retraitée. On aide surtout nos jeunes patrons à réussir. Ils prennent tant de risques pour maintenir le savoir-faire du Minor ».