« De par son ampleur, de par son impact sur le résultat des constructeurs, c’est clairement l’une des crises les plus importantes » de l’Histoire de l’automobile, atteste Alexandre Marian.
Pour le spécialiste du cabinet Alix Partners, la pénurie de semi-conducteurs qui paralyse le secteur automobile n’a rien à voir avec la raréfaction des composants dont l’industrie avait souffert au début des années 2000 ou après Fukushima.
Le cabinet a revu à la hausse ses estimations de pertes de production. En tout, entre 8 et 10 millions de véhicules ne devraient pas pouvoir être fabriqués au niveau mondial en raison de la pénurie, soit une baisse de 10 % de la production. Et pour les autres véhicules, les délais de livraison sont allongés parfois de six mois.
En France, le secteur automobile est revenu à ses niveaux de… 1995. Et stagne à environ 80 % de son activité de septembre 2020. Renault anticipe déjà des baisses de production de 500 000 voitures sur l’année.
La plupart des constructeurs n’avaient absolument pas vu venir la crise… bien qu’elle ait pour cause des facteurs structurels.
C’est que les semi-conducteurs, ces composés chimiques présents dans de nombreuses puces et composants électroniques, sont nécessaires à quasiment toutes les innovations automobiles de ces dernières années. Caméras de recul, capteurs de proximité, écrans… et même rétroviseurs à repli automatique.
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L’automobile est devenue geek et ultra-connectée, et, ce faisant, a accru sa dépendance aux fabricants de semi-conducteurs. Dont la grande majorité, conçus aux États-Unis, sont produits en Asie du Sud-Est et incorporés à des équipements technologiques en Chine.
« Les constructeurs les plus pingres sont en difficulté »
« Au moment de la crise sanitaire, les constructeurs ont pris peur », relate Mathilde Aubry, professeur associé en économie et spécialiste du secteur des semi-conducteurs.
Anticipant une baisse de la demande en raison de la pandémie, les Renault, GMC et autres Volkswagen « ont stoppé complètement leurs commandes de semi-conducteurs, en pensant qu’ils n’auraient qu’à redémarrer l’approvisionnement après le Covid. »
« Les constructeurs ont été court-termistes », tance Bernard Jullien, directeur du Groupe d’étude et de recherche permanent sur l’industrie et les salariés de l’automobile. « Mais les fabricants de semi-constructeurs avaient réorienté leurs capacités de production vers d’autres secteurs, comme les écrans plats, les jeux vidéo. Les constructeurs les plus pingres ont moins anticipé, se sont dépêchés de couper leurs commandes de semi-conducteurs, et se sont retrouvés en difficulté. »
Si l’industrie automobile fonctionne, traditionnellement, à flux tendus, c’est loin d’être le cas pour celui des semi-conducteurs. Ces derniers nécessitent de lourds investissements de recherche et développement, ainsi qu’une concentration des usines pour maximiser les économies d’échelle, à l’origine de la rentabilité de la production.
Or, le secteur automobile ne représente que « 3 à 7 % du carnet de commandes » des fabricants de semi-conducteurs, explique Alexandre Marian, et ne constitue donc pas la priorité de ces derniers. « Les capacités de production du secteur des semi-conducteurs ne sont pas ajustables », indique Mathilde Aubry.
Éco-mots
Flux tendus
Le « juste-à-temps », ou production à flux tendus, est une méthode d’organisation de la production issue du toyotisme visant à réduire au maximum les stocks d’un produit.
Beaucoup de demande, une offre raréfiée et tournée vers les secteurs qui ont continué d’investir pendant la pandémie : la recette d’une pénurie réussie.
Une crise… qui profite à l’électrique
Les constructeurs sont plus ou moins affectés, bien sûr, selon la stratégie qu’ils ont adoptée durant la pandémie. « Certains sont restés prudents », note Bernard Jullien. « Kia et Hyundai ont par exemple considéré que, du fait de leur implantation mondiale, le Covid n’affecterait pas tant que ça leur demande globale. Ils ont maintenu auprès des fournisseurs de composants des commandes élevés. »
Le sud-coréen Kia se félicite d’ailleurs d’avoir réalisé la meilleure part de marché de son histoire au troisième trimestre 2021.
Quant aux autres constructeurs… ils tentent de limiter la casse. Peugeot, Dacia, Volkswagen et Renault ont décidé d’allouer exclusivement à certains modèles et appareils les précieux semi-conducteurs. Renault livre désormais ses Clio, ses Captur et ses Arkana sans rétroviseurs électriques.
Les nouveaux acquéreurs pourront retourner au garage pour en faire installer, lorsque ces pièces seront disponibles. « Certains constructeurs reviennent même aux cadrans analogiques plutôt qu’électriques », illustre Alexandre Marian. « La voiture est vendue sans l’option. Ce genre d’arbitrage était auparavant plutôt le fait des vendeurs, des concessionnaires. Aujourd’hui, l’arbitrage est effectué par le constructeur lui-même. »
Et souvent au profit de la voiture électrique, qui s’en tire mieux, globalement, que les véhicules thermiques. « On réserve les composants rares à la gamme que l’on veut favoriser, soit parce que c’est crucial, soit parce que c’est plus profitable », théorise Bernard Jullien. « Ne pas produire de l’électrique, c’est s’exposer à des amendes. Qui plus est, la construction de véhicules électriques est hautement subventionnée. »
Résultat, en septembre, les motorisations électriques représentent 13 % de part du marché. Une augmentation de 70 %. Et, pour la toute première fois, en septembre 2021, c’est un véhicule électrique qui domine le marché européen : la Tesla Model 3.
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Le cas Tesla
Ce qui profite bien sûr au fantasque dirigeant de Tesla Elon Musk – récemment devenu l’homme le plus riche du monde. Il faut dire que le constructeur d’Austin vient de dépasser les 1000 milliards de capitalisation boursière… Et ce notamment grâce à d’excellentes performances alors que les autres géants de l’industrie automobile peinaient à garder le cap dans la tempête.
Tesla fait partie des constructeurs qui ont maintenu des niveaux de commandes de semi-conducteurs normaux durant la pandémie. Un approvisionnement permis par la localisation de ses deux uniques usines, la première en Californie, la seconde en Chine – et donc située dans les pays où sont respectivement conçus les semi-conducteurs et produits les composants.
À l’inverse, les chaînes d’approvisionnement complexes et mondialisées de nombreux équipementiers ont été paralysées par le Covid.
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Chaîne d’approvisionnement
La supply chain désigne toutes les étapes liées à la fabrication d’un produit, de l’achat des matières premières à la livraison au client. Dans le cas des semi-conducteurs, elle est généralement mondialisée.
Tesla a un autre atout dans sa manche : son avance technologique. Forte de son leadership en termes d’intelligence automobile, la firme a carrément développé et validé 19 nouvelles puces pour combler les trous creusés par la pénurie.
« Il ne s’agit pas seulement d’échanger une puce. Vous devez également réécrire le logiciel », expliquait Elon Musk lors d’une conférence téléphonique en juillet. « Ce fut un effort incroyablement intense pour trouver de nouvelles puces, écrire un nouveau firmware, s’intégrer au véhicule et tester afin de maintenir la production. »
Les constructeurs investissent
Bien sûr, tous les constructeurs ne sont pas Tesla. Mais beaucoup aspirent à l’imiter. L’américain General Motors et le coréen Hyundai ont déjà annoncé des investissements pour développer leurs propres puces. Un choix qui n’a rien d’anodin. « Cela va nécessiter des coûts fixes importants », annonce Mathilde Aubry. « Ce sont des investissements sur le long terme, dans une industrie qui du fait des avancées technologies devient rapidement obsolète. »
D’autres constructeurs, échaudés par la pénurie mais frileux à l’idée d’engager de telles sommes, coupent la poire en deux. Renault a ainsi officialisé en juin 2021 un partenariat avec le fabricant franco-italien de semi-conducteurs STMicroelectronics, dans l’espoir de sécuriser « l’approvisionnement et la production de semi-conducteurs de puissance » pour ses futurs modèles électriques et hybrides.
Les constructeurs européens pourront également compter sur le soutien des dirigeants européens, qui souhaitent favoriser l’autonomie du continent dans le secteur des semi-conducteurs.
C’est l’occasion pour le secteur de se réinventer, pour nos trois intervenants. « L’impact de la crise des semi-conducteurs n’est pas négligeable, mais globalement, 10 % de la production en moins, ça ne veut pas dire qu’il y a péril dans la demeure », estime Bernard Jullien.
Mathilde Aubry estime quant à elle que « La pénurie va forcer les constructeurs à comprendre les contraintes du secteur des semi-conducteurs ».
Mais, souligne Alexandre Marian, « Dans toute crise existe l’opportunité pour une entreprise de se repositionner par rapport à la concurrence. En matière de mix énergétique, de prix, d’image de la marque, de volumes vendus. » L’avenir nous le dira.
L’avenir, just annonce pas forcément sous des cieux plus cléments. Car une fois l’offre de semi-conducteurs –« qui est cyclique », rappelle Mathilde Aubry – repartie à la hausse, les déboires des constructeurs ne seront pas pour autant terminés. « Les semi-conducteurs, c’est l’arbre qui cache la forêt », s’inquiète Alexandre Marian.
De nouvelles pénuries pourraient bien frapper le secteur dans les prochains mois : « La Chine a notamment arrêté sa production de magnésium, utilisé dans les alliages en aluminium. » Affaire à suivre.
Dans toute crise existe l’opportunité pour une entreprise de se repositionner par rapport à la concurrence. En matière de mix énergétique, de prix, d’image de la marque, de volumes vendus.
Alexandre Marian, spécialiste du cabinet Alix Partners