Economie
Angoisse, débrouille et solidarité : les petits patrons guettent les faillites et la deuxième vague du Covid-19
Une fois la pandémie absorbée, les PME ont fait preuve d’ingéniosité. Certaines ont continué tant bien que mal à produire. Des petits patrons en ont profité pour revoir leur stratégie et rebondir. Tous n’auront pas cette chance. Le plan de relance pourrait être insuffisant.
Consigny Chloé et Maxime Hanssen
© Getty Images
Au 13, rue Monsigny, dans le très central deuxième arrondisse-ment parisien, le restaurant L’Entente prépare sa soirée du 22 juin. « C’est important pour nous. C’est le dernier soir où seule la terrasse est ouverte. Demain, nous rouvrirons la salle du restaurant », se réjouit Oliver Woodhead, le patron de cette brasserie franco-anglaise. « Ici, c’est un quartier d’affaires. Entre mi-mars et mi-mai, les rues étaient désertes! », se remémore l’ancien Londonien dont la clientèle professionnelle apporte l’essentiel du chiffre d’affaires.
C’est dur depuis 2019. « Le confinement est venu s’ajouter aux longues semaines de grèves de l’hiver. Pour nous, c’est la double peine », poursuit le restaurateur.
L’angoisse, reconnaît-il, était là. Il n’aurait jamais tenu sans les aides. Après avoir mis au chômage partiel ses 11 salariés, le petit patron a repris progressivement son activité. Le Prêt garanti par l’État (PGE), obtenu en deux tranches, lui a redonné un peu d’oxygène, mais il est déçu : « Ils m’ont prêté 20% de moins que ce que je demandais.»
La brasserie franco-anglaise L’Entente, à Paris, s’apprête à rouvrir
sa salle, après la mise au chômage partiel de 11 salariés.
Des aides publiques mais un grand flou
Et maintenant ? « Les cinémas et les théâtres fonctionnent au ralenti. Même si nous travaillons sept jours sur sept, la saison va être difficile.» Chaque entrepreneur cherche surtout à ne pas trop penser à la menace qui plane : la liquidation qui réduirait à néant des années d’investissement. «Tout dépendra de l’automne», pense, lui aussi, Sébastien Bellut, DG de l’imprimerie Moutot, à Montrouge.
L’entreprise est spécialisée dans l’impression de plaquettes pour le tourisme et la culture. « L’activité a fortement ralentisans vraiment s’arrêter. Les machines fonctionnaient à bas régime. » Avec la baisse des commandes, il a fallu placer les 16 salariés en chômage partiel. « Si l’activité ne repart pas fortement, il est possible que nous devions licencier », craint le dirigeant.
Plan de relance : des milliards pour la compétitivité
Présenté ce jeudi 3 septembre 2020 par le gouvernement, le plan de relance prévoit 100 milliards d'euros d'investissement - soit "deux fois plus que ce qui a été engagé après la crise de 2008". L'ambition est de créer 200 000 emplois d'ici l'an prochain.
L'enveloppe budgétaire prévoit 30 milliards d'euros pour la transition écologique avec la neutralité carbone à l'horizon 2050 ; 35 milliards d’euros pour la compétitivité via des baisses d'impôts de production (20 milliards d’euros sur deux ans), la valorisation des savoir-faire nationaux et l'investissement dans la recherche et "technologies d'avenir" ; 4,7 milliards pour la cohésion sociale et territoriale (petites lignes SNCF, le fret et les trains de nuit de la SNCF, etc.) ; et 6 milliards d’euros d’investissement prévu pour les hôpitaux.
64 000
Soit le nombre d'entreprise française menacée de faillite
Les dispositifs d'urgence lancés en mars – plus de 110 milliards d’euros de PGE et 5,4milliards de fonds de solidarité accordés à la fin juillet, etc.– ont donc amorti le choc. Mais pour combien de temps ? Selon une étude de l’assureur-crédit Euler Hermes publiée en juillet, les défaillances d’entreprises augmenteront dans le monde de 35% entre 2019 et 2021. En France, elles pourraient atteindre 25%, soit 64 000 sociétés en situation de faillite.
« Le principe est simple : c’est le grand flou », analyse Paul-Henri Audras, administrateur judiciaire chez AJRS. On entend beaucoup d’estimations, mais on n’a aucune certitude, si ce n’est que de nombreuses entreprises sont sous perfusion.» L’expert anticipe deux vagues :
« La première déferlera à partir du quatrième trimestre 2020 pour les entreprises qui n’ont pas eu de PGE ou pour celles dont le prêt était trop faible. Leur trésorerie sera donc de nouveau exsangue. La deuxième vague frappera à partir de mars-avril 2021, quand les premières échéances de remboursement seront exigibles. Mon intuition, c’est que la moitié des entreprises ne rembourseront pas leurs emprunts. Bien sûr, tout dépend du retour ou non de la croissance, du plan de soutien gouvernemental et du comportement des banques», estime-t-il.
Mon intuition, c’est que la moitié des entreprises ne rembourseront pas leurs emprunts.Paul-Henri Audras
Administrateur judiciaire
Si ce pronostic se confirme, le report du paiement des charges fiscales et sociales (2,3 milliards d’euros à fin juillet) et les autres mesures d’urgence n’auront pas suffi. La menace est forte. Pendant le confinement, les tribunaux ont cessé de prononcer des faillites et une ordonnance gouvernementale a décrété que toute entreprise qui n’était pas en cessation de paiement le 12 mars serait considérée comme ne l’étant pas jusqu’au 23 août. Mais cette situation d’exception a une fin. Le retour au régime « normal » –payer ses salariés, rembourser ses dettes– pourrait être douloureux.
« Effet Kiss Cool »
« Les procédures ont été gelées pour éviter le “mur” des faillites », explique un autre spécialiste de la restructura-tion d’entreprise. Avant de poursuivre :
«Les sociétés en difficulté n’ont donc pas pu se placer sous la protection de la juridiction commerciale. En décrochant des PGE, elles poursuivent certes leur activité, mais elles creusent leur dette, au risque de leur survie. Car c’est plus compliqué de redresser une entreprise avec deux mois de créances qu’avec six. La charge risque de devenir intenable quand il faudra à la fois rembourser les anciennes créances et les nouvelles issues du PGE. La suspension des procédures amiables ou collectives aura un “effet Kiss Cool”: on a gagné du temps, mais la liquidation sera au rendez-vous.»
Le tout avec un coût économique conséquent. Au total, pour les fournisseurs, « la perte engendrée par ces faillites devrait atteindre 4,2milliards d’euros en 2020 et 5,7 milliards d’euros en 2021, soit 0,4% du PIB pour ces deux années cumulées», prédit Euler Hermes.
On a amélioré nos processus de fabrication et revu notre stratégie de recyclage.Guillaume Ferroni (Maison Ferroni)
Innover dans l'urgence
Inutile donc de masquer la réalité. Les patrons ont joué la transparence vis-à-vis de leurs équipes. À Toulouse, la société Adaptive est spécialisée dans les contenus multimédia embarqués à destination des compagnies aériennes, le secteur qui a payé le plus lourd tribut à la crise: à l’été 2020, seulement 20 à 30% de la flotte des compagnies aériennes était en vol. Laurent Safar, PDG du groupe, se confie:
« Nous ne savons pas si le trafic aérien va repartir. En tant que fournisseur des compagnies aériennes, impossible de nous projeter ». Il ajoute: « Pendant le confinement, j’ai organisé chaque semaine une visioconférence avec les salariés. Les collaborateurs d’Adaptive sont jeunes. Le plus souvent, ils étaient confinés seuls ! Il fallait absolument éviter la déprime.»
Laurent Safar, CEO d'Adaptive Sedit, a saisi l'occasion pour prendre un virage 100% digital.
Pour traverser l’orage sanitaire, beaucoup de patrons ont puisé dans leurs tripes le courage de penser à l’après. « Très vite, je me suis focalisé sur l’après-confinement », explique Guillaume Ferroni, DG de Maison Ferroni, une entreprise de spiritueux basée à Aubagne. Sur les neuf employés du groupe, seuls trois sont restés en poste. « Pour être prêts dès la fin du confinement, il fallait continuer à produire et pour ça, j’avais besoin de matières premières », poursuit-il.
Entre les trois responsables, les rôles ont été répartis en urgence: « L’un s’est mis sur le dossier du prêt garanti . Il a sollicité l’aide à hauteur d’un quart de notre chiffre d’affaires. Les deux autres ont filé à l’usine.» Le dirigeant fait mine de plaisanter : « Sans le PGE, le 11 mai, j’aurais eu des clients, mais pas de stock.» Le choc passé, la trésorerie renflouée, il a réfléchi: « On a amélioré nos processus de fabrication et revu notre stratégie de recyclage. »
Des capitaines face aux futures crises économiques
La crise a secoué Maison Ferroni. Du coup, des idées ont fleuri. Elle a fait don d’une partie de ses stocks d’alcool pour la fabrication de gel hydroalcoolique. Pour le reste, les salariés ont été créatifs : « Depuis des années, nous ne savions que faire des résidus d’al-cool. Nous avons imaginé un gin à partir d’un assemblage des stocks et ainsi produit à 2000 exemplaires une édition “confinement” de notre gin Juillet.» La série limitée a connu un engouement de la part des consommateurs.
Guillaume Ferroni a produit en plein cœur de la crise une édition limitée de gin à partir d'un assemblage imaginé par ses salariés.
De même, le groupe Adaptive a cherché comment tirer parti de l’après. Laurent Safar raconte: « Chez les compagnies aériennes, certains projets ont été gelés, mais les services que nous propo-sons ne sont pas suffisamment onéreux pour que nous pâtissions de ces coupes budgétaires. Et puis plus personne ne souhaite aujourd’hui toucher des supports papier. Le contenu numérique embarqué pourrait se développer rapidement.»
Adaptive s’est donc lancé dans la digitalisation des catalogues de duty-free et des magazines de bord, désormais disponibles sur le terminal des passagers.
«Ces progrès et innovations-là vont perdurer», assure avec optimisme Guillaume Ferroni, le producteur de gin. « Cette période offre une autre leçon précieuse pour la suite, notamment dans l’hypothèse dramatique d’un nouveau confinement, ajoute Paul-Henri Audras, l’administrateur judiciaire. Les entrepreneurs sauront désormais affronter les pires tempêtes.» Mais resteront-ils debout ?
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