L’essentiel
- Près de 40 % des entreprises chimiques auraient réduit leur production en Allemagne en raison de la hausse des coûts de l’énergie
- Elles sont tentées de délocaliser dans les pays où l’énergie est moins chère
- Ce changement structurel remet en cause une compétitivité allemande fondée en partie sur l’énergie russe bon marché. Ce qui n’est pas forcément négatif, selon les économistes allemands.
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La chimie allemande « va droit dans le mur de la récession » a annoncé sa fédération en décembre. Le présage parait sombre pour un secteur qui représente 15% des emplois en Allemagne et 28% de la production chimique européenne.
La chimie n’est pas seule : d’autres secteurs énergivores comme le papier, le verre ou la métallurgie ont accusé directement le choc de l’arrêt des livraisons de gaz russe depuis le début de la guerre en Ukraine. La hausse des prix aurait déjà conduit près d'une entreprise sur dix à réduire, voire interrompre, sa production outre-Rhin, relève la Fédération de l'industrie allemande (BDI).
L’État allemand a ouvert le parapluie en débloquant un paquet de 200 milliards d’aides pour les entreprises et les ménages. Dans ce cadre, les prix du gaz et de l’électricité sont bloqués depuis le 1er janvier. Les 25 000 acteurs les plus énergivores bénéficient d'un plafond de 7 centimes par kilowattheure pour le gaz jusqu’à une limite correspondant à 70 % de leur consommation en 2021. Le plafond est fixé à 13 centimes d'euros pour l’électricité.
Ce « double wumms », selon l’onomatopée choisie par le chancelier Olaf Scholz pour qualifier cette enveloppe budgétaire, n’a toutefois pas tout à fait freiné la tentation de l’industrie de délocaliser sa production dans d’autres pays où l’énergie est moins chère ou les subventions publiques plus intéressantes.
Dépendance au gaz russe
Le premier groupe chimique mondial, BASF, est en tête de ce mouvement. Bardé de tuyaux sur plusieurs étages, hérissé de torchères et vaste comme treize terrains de football, le « vapocraqueur » est un monstre et le cœur vivant du complexe chimique BASF à Ludwigshafen.
C'est lui qui décompose les hydrocarbures en molécules, pour les transformer notamment en éthylène et propylène à la base des matières plastiques, des produits phytosanitaires ou des vitamines. Bref, sans craqueur, pas de chimie. Sans chimie, pas d’industrie automobile ou de production agricole, mais sans gaz... pas de craqueur.
BASF est le plus gros consommateur industriel de gaz naturel russe en Allemagne et donc le premier à subir le choc énergétique. Sur les neuf premiers mois de 2022, sa facture de gaz s’était déjà alourdie de 2,2 milliards d’euros. Pour éponger ses pertes, le géant de la chimie a annoncé un plan d’économie d’un milliard d’euros sur les deux prochaines années et une réforme structurelle « permanente » en Europe.
Au même moment, le groupe chimique investit 10 milliards dans une usine en Chine et 800 millions dans une usine aux États-Unis. Les conditions difficiles en Europe « mettent en danger la compétitivité internationale des producteurs », se défend le patron de BASF, Martin Brudermüller, en rappelant que l’énergie est « trois fois moins chère » aux États-Unis. Or, elle représente 12% des coûts de production de la chimie et jusqu’à 76% pour des produits comme l’ammoniac utilisé notamment dans les engrais.
Compétitivité
Capacité, pour une entreprise, un secteur d'activité ou une économie, à faire face à la concurrence interne ou extérieure, à conquérir des parts de marché et à occuper une position forte sur les marchés. La part de marché est d'ailleurs le principal indicateur de mesure de la compétitivité. La compétition peut porter sur les prix de produits comparables donc substituables, c'est la compétitivité-prix. Celle-ci repose sur des coûts moins élevés, notamment ceux du travail, des profits plus faibles et des taux de change dépréciés.
Une entreprise sur quatre envisage la délocalisation
L’alerte concerne donc l’ensemble du secteur chimique. « Lors de notre dernière enquête auprès de nos membres, 40 % des entreprises ont indiqué avoir déjà réduit leur production ou vouloir le faire prochainement », indique la fédération allemande de la chimie, VCI.
L’énergie n’est pas seule en cause, il manque aussi des matières premières comme les pigments, les fibres de verre ou encore l’acide chlorhydrique. Faute de trouver des fournisseurs en Europe, « la chimie risque de quitter insidieusement le pays », annonce la fédération. Près d’une entreprise sur quatre envisagerait ou préparerait une délocalisation.
Les géants du secteur et leur fédération tentent de faire pression sur le gouvernement pour qu'il simplifie les mesures mises en place en janvier. Ils leur reprochent d’être trop contraignantes, en raison des limites imposées par les règles européennes de concurrence pour éviter de favoriser les entreprises allemandes par rapport à celles des autres pays. Entre autres, seules les entreprises qui peuvent prouver que leur bénéfice va baisser de 40% dans l’année peuvent faire appel au « frein ».
Il est également interdit aux entreprises recevant plus de 25 millions de l’État de verser des bonus aux dirigeants et des dividendes aux actionnaires. Enfin, les bénéficiaires des aides publiques s’engagent à maintenir 90% des emplois jusqu’en avril 2025. Selon la fédération de la chimie, cette « bureaucratie dissuade les entreprises de recourir au frein sur les prix » et limite ses effets sur la stabilisation de l’industrie.
L'Allemagne en désavantage concurrentiel
Les économistes allemands relativisent ces cris de Cassandre. Grâce au « double wumms », couplé à des températures clémentes cet hiver en Allemagne, les prix de l’énergie baissent depuis plusieurs semaines. Le gaz se négociait autours de 12 centimes par kilowattheure début janvier. L’industrie allemande a également réduit de 20 % sa consommation de gaz par rapport à l'an dernier. Problème, cette baisse est aussi liée en partie à l’arrêt, ou la délocalisation, de la production d'ammoniac et de l’acétylène.
La tendance est néanmoins lourde. La production d'ammoniac « se déplacera à long terme là où l'hydrogène vert peut être produit à bas prix », estime l'économiste Veronika Grimm, qui fait partie du groupe d’expert conseillant le gouvernement. « La crise énergétique ne fait que renforcer le désavantage concurrentiel que subissaient déjà les acteurs très énergivores », complète le spécialiste d'économie industrielle de l’institut Ifo à Munich, Oliver Falck.
Les cinq secteurs industriels les plus consommateurs d'énergie représentaient à eux seul « 76 % de la consommation énergétique industrielle totale en 2020, mais seulement 21% de la valeur ajoutée brute industrielle », note Destatis, l'institut allemand de statistique. Les économistes invitent donc l’État à lâcher du lest et à autoriser les fermetures d’usine « inévitables ».
L'Institut de recherche économique de Halle (IWH) a récemment identifié cinq produits dont la fabrication en Allemagne est particulièrement énergivore. « Dans quatre cas sur cinq, le commerce international est si important qu'il permettrait d'approvisionner sans problème le marché allemand », assure l'auteur de l'étude, Steffen Müller.
Ne plus fabriquer ces produits permettrait d’économiser 18 térawattheures de gaz et 2,4 milliards d’euros par an selon lui. L’État hésite encore à cesser de nourrir le Moloch de Ludwigshafen, qui emploie pas moins de 39 000 personnes. Une nouvelle politique industrielle est néanmoins en préparation entre les partenaires de la coalition au gouvernement en Allemagne.