Les salaires élevés des PDG sont-ils une nécessité économique ou relèvent-ils plutôt d'une construction sociale ? Débat entre Hervé Joly, historien des élites économiques, et Peter Cziraki, spécialiste du marché des dirigeants d'entreprise.
Pourquoi lui ?
Hervé Joly est historien, directeur de recherche au CNRS (Laboratoire Triangle, Université de Lyon). Il est spécialiste de l’histoire des élites, économiques en particulier. Il a notamment codirigé le Dictionnaire historique des patrons français (Flammarion, 2010) et publié Diriger une grande entreprise au XXe siècle. L’élite industrielle française (Presses Universitaires François Rabelais, 2013).
Non, c’est une simple construction sociale, pas une nécessité concurrentielle
Une des raisons invoquées pour justifier les rémunérations très élevées des grands patrons en France est la nécessité de s’aligner sur les standards internationaux. Il s’agirait à la fois d’attirer des talents étrangers, comme le Canadien Ben Smith (Air France-KLM) ou de les retenir, comme le Portugais Carlos Tavares (Stellantis). Mais cet argument est un peu court. Le risque de fuite des talents reste faible. Et si un mouvement d’internationalisation s’est engagé, le marché français des dirigeants reste assez fermé : rien à voir avec celui des footballeurs, où la concurrence joue à plein.
Si le vivier de dirigeants reste plutôt national, c’est que, à ce niveau de responsabilités, il est très utile d’avoir un lien avec la technostructure, les politiques, les ministères. Ce n’est pas seulement une question de carnet d’adresses, mais de connaissance pratique du pouvoir administratif et politique. Or pour acquérir cette expérience, rien ne vaut un passage en cabinet ministériel autour de 30 ans. Cela contribue à expliquer pourquoi les dirigeants sont largement choisis au sein d’une élite issue de quelques grandes écoles, celles où les ministres vont aussi chercher leurs collaborateurs (l’ex-ENA, Polytechnique, éventuellement HEC) et souvent des grands corps de l’État (inspection des Finances, Mines, etc.).
Les recrutements se font donc largement dans des filières traditionnelles. Comment expliquer, dans ces conditions, le niveau des rémunérations ? Il y a un effet de groupe et celui-ci s’est renforcé depuis que la question du salaire des dirigeants est entrée dans le débat public dans les années 2000.
Quand la rémunération des mandataires sociaux est devenue publique, une norme implicite s’est instituée : il suffit que l’un gagne davantage pour que les autres se demandent : pourquoi pas moi ? Pour encadrer la décision, des comités de rémunération ont été institués dans les grandes entreprises. Mais ils sont peuplés de dirigeants ou d’anciens dirigeants qui trouvent eux-mêmes normal un haut niveau de rémunération. Et ceux-ci sont plus ou moins des invités de la direction qui seraient bien mal avisés de se montrer désagréables à son égard. Le prédécesseur du Directeur général, souvent retiré à la présidence non exécutive, les autres administrateurs eux-mêmes dirigeants ou anciens dirigeants d’autres grandes entreprises, n’ont aucune raison de remettre en cause un système dont ils ont eux-mêmes profité ou profitent encore.
Il s’agit d’un phénomène social, avec des normes implicites et une forme de compétition symbolique entre grands patrons. L’argent n’est d’ailleurs qu’un signal parmi d’autres. Prenez Luc Rémont, le nouveau patron d’EDF : en abandonnant son poste de cadre dirigeant chez Schneider Electric pour devenir président d’EDF (un mandat dont la rémunération est plafonnée par la loi), il a dû diviser sa rémunération au moins par trois. Le prestige et le pouvoir compensent cet écart.
Cela nous rappelle aussi qu’à ces niveaux stratosphériques, la rémunération peut être réduite sans grand dommage pour l’intéressé, qui continuera quand même à très bien gagner sa vie. Et cela répond aussi à la question de savoir si on trouverait un supposé bon dirigeant à ce prix-là : oui, on l’a trouvé. Les très hauts salaires sont une construction sociale, pas une nécessité économique.
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Pourquoi lui ?
Peter Cziraki est maître de conférences au département d’économie de l’Université de Toronto (Canada) et chercheur associé au Tilburg Law and Economics Center (Pays-Bas). Il est notamment l’auteur, avec Dirk Jenter, d’un article de recherche qui a renouvelé la compréhension du marché des dirigeants d’entreprise (“The Market for CEOs”, European Corporate Governance Institute, Finance Working Paper, 2022).
Oui, de puissantes raisons économiques poussent les salaires à la hausse
Une façon de répondre à votre question, c’est de se demander si le marché des PDG fonctionne bien. Et d’ailleurs, s’agit-il bien d’un marché et non, par exemple, d’un club ou d’une mafia dont les membres s’octroieraient des avantages indus et exorbitants ?
Avec mon collègue Dirk Jenter, de la London School of Economics, nous avons étudié les recrutements des PDG des grandes entreprises américaines cotées en Bourse, pour essayer de comprendre ce qui s’y passait. Comme vous allez le voir, c’est un marché très particulier et il y a de puissantes raisons économiques qui poussent les salaires des dirigeants à la hausse.
Écartons d’emblée l’idée d’un marché ouvert, en concurrence pure et parfaite, où les entreprises seraient en compétition pour s’arracher les PDG les plus performants. Sur trois décennies, dans les 500 plus grosses capitalisations boursières américaines, seuls 3 % des dirigeants embauchés exerçaient déjà cette fonction dans une autre entreprise. Et à l’inverse, 72 % sont des cadres dirigeants de l’entreprise qui bénéficient d’une promotion interne. À ceux-là s’ajoutent 8 % qui sont soit d’anciens employés, soit des membres du conseil d’administration.
En d’autres termes, on recrute des gens qui connaissent très bien l’entreprise et le secteur, en qui l’on a confiance, dont on connaît les capacités et la personnalité. Or ils ne sont pas nombreux. Économiquement parlant, il y a ici à la fois un effet de rareté, et un effet de « capital humain ». Ces deux effets confèrent tous deux de la valeur aux candidats recrutés. Cela se traduit directement dans la rémunération proposée.
Examinons à présent le cas des recrutements externes : si ceux qui sont déjà PDG sont rares, qui recrute-t-on ? Principalement des cadres dirigeants qui exercent de très grosses responsabilités dans une très grande entreprise, disons Google ou General Motors… et qui sont donc déjà extrêmement bien rémunérés. Ou encore des dirigeants qui ont fait leurs preuves et se sont retirés, fortune faite. Pour convaincre les uns et les autres de rejoindre une autre firme il faut des arguments sonnants et trébuchants.
Que l’on recrute en interne ou en externe, la logique est différente, mais l’effet sur la rémunération est la même. On peut d’ailleurs affiner la description et boucler le raisonnement en examinant de plus près la situation économique de l’entreprise lors d’un recrutement.
Que nous disent les données ? Les firmes qui recrutent en interne se portent bien et le PDG sortant a généralement fait neuf ou 10 ans de mandat, au cours desquels sa rémunération a sensiblement augmenté. La rémunération du nouveau dirigeant s’aligne sur ce niveau.
Les firmes qui recrutent en externe, en revanche, sont souvent en moins bonne condition : le PDG n’a fait que cinq ou six ans de mandat, et il y a besoin d’un nouveau talent pour relancer la machine. Les firmes qui recrutent un ancien employé sont, elles, en détresse : le dirigeant précédent n’a tenu que trois ou quatre ans. En d’autres termes, le travail va être dur et les perspectives sont incertaines. Là encore, pour motiver un très bon candidat il faut sortir le chéquier.
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