“Notre avenir est électrique”. Dans une vidéo publicitaire digne d’un épisode de la série d’anticipation Black Mirror, EDF vante, à travers ce slogan, ses capacités d’innovation qui feraient de lui l’acteur majeur de l’énergie du XXIe siècle. Sauf que rien ne dit que le premier producteur et fournisseur d’électricité en France et en Europe a bien sa place dans cet avenir.
Née en 1946, grâce à la nationalisation de quelque 200 sociétés qui s’occupaient de produire et de distribuer de l’électricité, la vieille dame est au bord d’un précipice.
Endettée à hauteur de 33 milliards d’euros, elle ne génère pas assez de revenus pour faire face aux colossaux investissements nécessaires à l’entretien de son parc nucléaire et au développement parallèle des énergies renouvelables.
Avec un État qui est toujours son propriétaire à 83,5 %, on pourrait s’imaginer qu’elle est à l’abri des aléas. Mais les sommes en jeu sont si considérables que ce n’est pas le cas.
Malgré une recapitalisation – une opération par laquelle une entreprise va renforcer ses fonds propres lorsque ceux-ci sont devenus insuffisants – de quatre milliards d’euros en 2017, l’entreprise est toujours en manque de fonds.
Le gouvernement envisage même de la scinder en deux en séparant les activités les plus rentables (énergies renouvelables, commerce, distribution) – qui pourraient être ouvertes aux capitaux privés – de celles jugées plus risquées (nucléaire, hydraulique, transports d’électricité), qui resteraient dans le giron de l’État.
Les syndicats alertent sur un possible “démantèlement” de ce monument historique. Le nom de code du futur plan stratégique – Hercule – en dit long sur l’ampleur des travaux à venir.
Près de 40 concurrents
Tout allait bien tant qu’“Électricité de France” était un monopole. La construction européenne a changé la donne. Au début des années 2000, la France a transcrit dans ses lois les directives européennes prévoyant l’ouverture à la concurrence des activités de production et de commercialisation de l’électricité.
À partir de 2007, les particuliers ont eu le droit de choisir un autre fournisseur. Depuis, ils ne s’en privent pas : l’acteur historique a désormais une quarantaine de concurrents, qui lui prennent plus de 100 000 clients par mois, d’après la Commission de régulation de l’énergie (CRE).
A lire : Réchauffement climatique : peut-on se passer du nucléaire ?
Selon les derniers chiffres, la part de marché des fournisseurs alternatifs chez les particuliers s’élève à 25 %. L’hémorragie va se poursuivre, puisque les prix de gros sur le marché européen de l’électricité sont bas, ce qui permet de proposer des tarifs plus avantageux que ceux de l’électricien, fixés par l’État.
Un autre mécanisme, instauré en 2011 pour libéraliser le marché, pénalise EDF : l’accès régulé à l’électricité nucléaire historique, qui l’oblige à vendre à ses concurrents et à prix fixe (42 euros le mégawattheure) un quart de sa production nucléaire.
Conséquence, l’industriel cède à ses rivaux une partie de sa production en dessous de son coût de fabrication (47 euros). Ce dispositif pourrait toutefois être modifié ces prochains mois pour lui donner de l’air. Autre difficulté, la consommation n’augmente plus sur le rythme des Trente Glorieuses, mais stagne. Il faut donc se battre pour chaque client.

Les concurrents peuvent d’autant plus se permettre d’être agressifs qu’ils ne sont pas responsables de tout le système de production et donc des investissements massifs qu’ils nécessitent. Dans ce domaine, EDF a toujours un quasi-monopole en France, notamment grâce à ses 58 réacteurs nucléaires qui fournissent 70 % de l’électricité que nous consommons.
Débâcle en bourse
EDF, ce sont aussi des milliards envolés en Bourse. L’entreprise a été introduite sur les marchés financiers en novembre 2005, au prix de 32 euros l’action. Son cours grimpait au-dessus des 80 euros en 2007. Le nucléaire devait conquérir le monde, et EDF était une star du CAC 40.
La concurrence croissante des énergies renouvelables, les difficultés de Flamanville et la catastrophe de Fukushima ont inversé la tendance. Aujourd’hui, l’action évolue autour de 11 euros. Depuis 2015, l’État a renoncé à prélever ses dividendes et les reverse chaque année dans l’entreprise pour lui permettre d’investir.

Ce parc, construit dans les années 1970 et 80, requiert de coûteuses opérations de maintenance pour rester opérationnel dans les meilleures conditions de sécurité. Celles-ci ont encore été renforcées après la catastrophe de Fukushima, au Japon, en 2011.
La facture de ce colossal chantier de mise aux normes va s’élever à 100 milliards d’euros en 2030, d’après les calculs de la Cour des comptes. Tout cela pour des centrales vieillissantes dont la durée de vie à la construction avait été estimée à 40 ans.
"Comme un cycliste"
La charge financière est donc considérable et en plus, il faut aussi investir dans une nouvelle génération de centrales. C’est là qu’EDF joue sa peau. En effet, le nucléaire est toujours au cœur de sa stratégie : devenir “leader mondial des énergies bas carbone”, en misant notamment sur cette énergie qui n’émet pas de CO2 pour produire l’électricité.
À Flamanville, dans la Manche, l’entreprise s’est lancée depuis 2007 dans la construction d’une centrale encore plus puissante que les modèles précédents : l’EPR. Une vitrine pour conquérir des marchés à l’étranger et renflouer ses caisses. Mais ce chantier phare, qui devait s’achever en 2012 pour un coût de 3,5 milliards d’euros est un naufrage.
De multiples malfaçons, la plupart dues à un mauvais pilotage des travaux, ont engendré retard sur retard. Les dernières irrégularités mises au jour concernent des soudures sur des tuyaux qui servent à récupérer la vapeur, au cœur de la centrale.
Hinkley Point, l’autre pari
Dans le Somerset, au sud-ouest du Royaume-Uni, EDF construit depuis 2016 une centrale nucléaire de type EPR, dotée de deux réacteurs comme celui de Flamanville. Le chantier aurait dû s’achever entre 2025 et 2026, mais là aussi, retards et surcoûts sont au rendez-vous.
La facture devrait s’élever à 25 milliards d’euros, en majorité à la charge d’EDF. Le tarif auquel le gouvernement britannique s’est engagé à acheter l’électricité fait polémique car il est bien au-dessus de celui du marché.
À cause des correctifs que l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) a imposés, l’achèvement du chantier a été reporté à 2022, et le montant probable de sa facture a franchi un nouveau palier, à plus de 12 milliards d’euros.
De nouveaux dérapages ne sont pas à exclure. Le constat est simple : EDF ne parvient pas à faire la preuve qu’elle est capable de construire une centrale du XXIe siècle.
Dénonçant à l’automne dernier un “échec”, le ministre de l’Économie Bruno Le Maire a exhorté la filière nucléaire à "se ressaisir très vite”. Mais il est coincé, lui aussi. EDF justifie les ratés de Flamanville par l’interruption des constructions de centrales après les années 1980, et pousse à la roue pour que le gouvernement se décide à construire au plus vite de nouveaux EPR.
“Si je devais utiliser une image pour décrire notre situation, ce serait celle d’un cycliste qui, pour ne pas tomber, ne doit pas s’arrêter de pédaler”, a expliqué en juin 2018 devant l’Assemblée nationale son PDG, Jean-Bernard Lévy. L’électricien a élaboré un plan visant la construction de six réacteurs pour un investissement de 46 milliards d’euros.
Mais début janvier, la ministre de la Transition écologique et solidaire Élisabeth Borne annonçait qu’aucune décision ne serait prise avant le prochain mandat présidentiel, en 2022. De quoi maintenir l’incertitude autour du destin d’EDF, fortement lié à l’atome.
Ultime recours ? Faire payer le contribuable, qui pourrait voir sa facture d’électricité augmenter ces prochaines années.