Gilles s’en souvient comme si c’était hier. Un matin, en arrivant au travail comme à son habitude, ce chef de rayon charcuterie et fromagerie d’un magasin Carrefour du Finistère (29) apprend qu’il est convoqué par la direction : « J’avais 47 ans, c’était en 2013, la veille de mon anniversaire. Je monte au bureau, le directeur et la chargée de paie m’attendent, ils sont tout sourire. Quand je m’assois, leurs visages se ferment. »
Cela fait 25 ans qu’il travaille pour l’enseigne de grande distribution. « Pendant 30 minutes, on m’a dit que rien n’allait dans mon travail, j’étais mis à pied. J’ai eu 30 secondes pour faire mes affaires, un agent de la sécurité m’a escorté jusqu’à la sortie, c’était hyper-violent, je n’avais rien vu venir », se souvient Gilles.
Après son licenciement, avec l’aide d’un avocat et de son syndicat, il a obtenu 50 000 euros pour compenser la perte de son travail. « On s’est arrêtés à la cinquième conciliation aux prud’hommes, c’est-à-dire avant le procès. Carrefour me reprochait d’avoir affiché le planning des employés à midi au lieu de 7h. Un audit avait été fait sur moi, je n’ai jamais eu accès aux résultats. Le syndicat a contre-enquêté : aucune des personnes sous mes ordres n’a voulu témoigner contre moi. » Gilles a vite compris : « Je devenais trop cher pour Carrefour et je ne pouvais pas évoluer. »
« Quand une entreprise veut se débarrasser de ses employés pour faire des économies, ce sont souvent les seniors qui trinquent en premier, car ils coûtent plus cher avec l’ancienneté », confirme Jean-François Foucard, secrétaire national du syndicat Confédération française de l’encadrement-Confédération générale des cadres (CFE-CGC), en charge des parcours professionnels.
Alors que le gouvernement a décidé de repousser l’âge de départ à la retraite de 62 ans à 64 ans, quelle est la place des seniors sur le marché du travail ? Selon les chiffres d’Eurostat (2021), en France, seules 56 % des personnes âgées de 55 à 64 ans occupent un emploi contre 60,5 % en moyenne en Europe.
Les sénateurs de droite ont proposé en mars la création d’un « CDI senior » avec allègement des cotisations sociales permettant de maintenir en emploi des personnes de plus de 60 ans. La proposition a été retoquée par le Conseil constitutionnel début avril.
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Il y a senior et senior
La définition d’un senior sur le marché du travail peut varier d’un organisme à l’autre. Selon l’Insee, un senior représente la tranche des personnes âgées de 55 à 64 ans.
Pour autant, l’État propose une aide à l’embauche des seniors pour les personnes âgées de 45 ans et plus dans le cadre d’un contrat de professionnalisation. Selon l’Unédic (association chargée de la gestion de l’assurance chômage), depuis 2017, le taux de chômage des 25-49 ans diminue davantage que celui des seniors. Toujours selon l’Unédic, en 2023, un senior au chômage sur deux a été licencié, contre 17 % des personnes en recherche d’emploi de moins de 25 ans.
« Les personnes peuvent être remerciées dans le cadre d’un plan social collectif, par des licenciements économiques par exemple, des plans de départ volontaires, ou bien encore des pré-retraites maison. Il y a parfois une dimension individuelle : des entreprises montent des dossiers pour licencier pour faute grave afin de ne pas verser d’indemnités. Aux prud’hommes, souvent, ces affaires sont requalifiées en licenciement sans cause réelle et sérieuse. » Or, les personnes de plus de 50 ans restent au chômage 520 jours en moyenne, contre 349 jours pour les 25-49 ans.
Passé un certain âge, il est plus difficile de rebondir et de retrouver du travail, avec de grosses différences selon les profils. « Plus on est diplômé, moins il est difficile de retrouver du travail. Pour les non-diplômés : quand vous tombez au chômage à 55 ans, la possibilité de retrouver un travail permanent est seulement de 10 % », constate Jean-François Foucard
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Bruno fait partie de ces diplômés qui ont pu retomber sur leurs pattes après la perte de son travail. Pendant plus de 20 ans, il avait travaillé dans le monde entier, construisant des usines d’alimentation animale pour l’entreprise agroalimentaire américaine Mars. En 2006, à 53 ans, l’ingénieur est remercié. Plan social. Sur les 13 000 employés européens, 1 300 cadres sont licenciés.
« Je suis archi-privilégié. Les départs étaient volontaires. Mars m’a versé un an de salaire, soit à peu près 100 000 euros et a financé un MBA [diplôme international d’études supérieures de haut niveau en management des entreprises, NDLR] de deux ans dans une école de commerce à Tours. Cette formation m’a permis d’avoir confiance en moi pour la suite, d’apprendre à m’adapter à d’autres cultures d’entreprises. Tous mes collègues qui sont partis avec ce plan ont retrouvé du travail », précise l’ingénieur agronome. Il ajoute : « Je suis devenu consultant, je pouvais toucher plus de 6000 euros de chômage par mois. Quand on vient d’une entreprise comme Mars, pas besoin de chercher du travail, ce sont les entreprises qui venaient me chercher. »
De Carrefour à l’hôpital public
Gilles, lui, n’a pas cette chance. L’ancien chef de rayon charcuterie et fromagerie chez Carrefour est certes parti avec un chèque, mais il a dû passer par la case chômage : « J’en ai profité pour faire un bilan de compétences et voir ce que j’aimais faire : travailler dans le jardinage ou l’aide à la personne. Je me suis renseigné et j’ai finalement suivi une formation pour être aide-soignant à l’hôpital public. Au moins, ici, je ne risque pas de perdre mon travail sous prétexte que je suis trop vieux ou trop cher. »
Les seniors bénéficient par ailleurs des Allocations pour le retour à l’emploi (ARE) de Pôle Emploi pendant trois ans, contre deux ans pour le reste de la population. Pour autant, c’est cette population – proche de la retraite – qui a le plus de risques de tomber dans la précarité. Une personne qui perd son travail à 57 ans et n’en retrouve pas se trouvera sans ARE à 60 ans et devra attendre quatre ans avant d’atteindre l’âge légal de départ à la retraite.
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Pascal a subi le même sort que Gilles. Il a travaillé pendant 30 ans dans un Leclerc en Bretagne, avant la douche froide. « Un matin, en arrivant au travail, j’ai été mis à pied, puis licencié en 2018, après avoir négocié une certaine somme pour partir. » Le quinquagénaire a ensuite enchaîné les petits boulots, à l’usine ou dans des champs. « Mais aujourd’hui, j’ai des soucis de santé. Mes problèmes de dos m’empêchent de travailler. Je bénéficie seulement de l’Allocation aux adultes handicapés (AAH). Ma conjointe a été remerciée de la même manière par Leclerc en 2019. On se serre les coudes comme on peut », souffle l’ancien cadre, qui ne pourra pas bénéficier d’une retraite complète.
Qui plus est, avec les évolutions technologiques induites par le développement du numérique, « les entreprises préfèrent avoir recours à une main-d’œuvre plus jeune plutôt que de former leurs plus vieux salariés », indique Jean-François Foucard, le secrétaire national de la CFE-CGC.
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