L’essentiel
- Pour faire évoluer la carrière de leurs salariés, certaines entreprises se livrent à des évaluations de potentiel
- Mais une étude dans une chaîne de grands magasins a montré que ces évaluations pouvaient être biaisées et prédire de façon très imparfaite les futures performances
- Pour autant, ces évaluations ont une utilité pour les salariés comme pour les entreprises. La question est alors de réduire au maximum les biais.
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« Le système français a du mal à évaluer le potentiel des salariés, assure Philippe Bloquet, dirigeant de l’éditeur d’outils RH PeopleSpheres. Dans les entreprises d’une certaine taille, l’évaluation, très présente, sert souvent uniquement pour la succession aux postes clé. Dans les petites, c’est plus informel ».
Plusieurs DRH contactés n’en font pas, voire connaissent mal le concept. OrientAction, réseau d’évolution professionnelle, réalise 10 000 bilans de compétence par an contre quelques dizaines d’évaluations de potentiel. Le potentiel recoupe les performances futures au même poste et ceux où le salarié peut réussir : manager, expert, ou autre service car l’objectif est d’avoir les meilleurs à chaque poste et les fidéliser.
Le potentiel est toujours lié au contexte
Pour Emeric Lebreton, dirigeant d’OrientAction, le potentiel est l’adéquation entre contexte et salarié sur le sens (valeurs), les besoins (rémunération, contacts sociaux, style de management), la personnalité, le talent. Or, « souvent les entreprises ne connaissent pas leurs spécificités. Sans évaluation de l’entreprise, on ne peut pas savoir qui est la bonne personne ».
La start-up de solution de recrutement en ligne Golden Bees a identifié les nouvelles attentes des salariés pour y faire correspondre sa culture d’entreprise. Pour sa DRH Catherine Regeffe, c’est surtout « développer d’autres qualités », aller au-delà de ses missions, repérer des problèmes et proposer des solutions, voire, à un niveau supérieur, diriger des projets transversaux pour les résoudre.
Philippe Bloquet cite aussi la communication avec ses pairs, le fait d’être sollicité pour son expertise… Si des outils savent l’analyser, « l’IA ne fait que reproduire : elle ne sait pas dire si une personne révélera tout son potentiel ailleurs ».
Des risques de biais nombreux
Des chercheurs américains ont montré dans une chaîne de magasins que le potentiel des femmes était moins bien évalué par leur manager que celui des hommes alors qu’elles surpassaient davantage les prédictions. D’où en partie leur moindre promotion. Xavier Abramowitz, DRH de l’agence marketing Arcane, se souvient de « baronnies » et de favoritisme dans certaines entreprises.
Pour Philippe Bloquet la complexité est de « passer du subjectif à l’objectif » même si pour certains intervenants le potentiel se mesure aussi avec des éléments plus subjectifs. Badis Matallah, dirigeant de Qualitadd, plateforme de gouvernance des données, note que les salariés s’attribuent souvent l’entièreté de leurs résultats en négligeant l’aide reçue ou le contexte favorable.
C’est la « norme d’internalité, explique Emeric Lebreton : on surévalue les caractéristiques internes de l’individu dans ses réussites comme dans ses échecs. De ce fait beaucoup d’évaluations de potentiel n’ont aucune validité ». Sa propre entreprise a ainsi recruté des vendeurs d’un autre secteur dont les performances n’ont pas été à la hauteur.
On observe aussi des biais par peur de détériorer la relation ou de désirabilité sociale : répondre ce que l’on pense que l’autre attend. Difficile à contourner, il faut instaurer un climat de confiance pour que les salariés soient transparents. L’entreprise doit être claire sur l’objectif des évaluations comme sur son identité. Qu’elle méconnaît parfois. « J’ai mis dix ans à comprendre que ce que je disais aux candidats n’était pas la réalité, reconnaît Emeric Lebreton : nous instaurons chez nos clients des valeurs d’humanisme, de bienveillance, de qualité de vie. Mais notre travail quotidien est ultra-exigeant, très différent. D’où des malentendus ».
Le chercheur soulève un autre problème : ne pas réfléchir à l’évolution future de l’entreprise et cite une « entreprise aéronautique haut de gamme : il lui fallait des gens minutieux. Elle a évolué vers du milieu/bas de gamme, une production moins chère, et là ces gens sont devenus lents. Il faut anticiper et leur expliquer qu’ils ne sont pas nuls mais ne seront pas heureux dans ce contexte ».
Arcane réfléchit ainsi aux postes éventuellement nécessaires dans deux ans, et aux salariés qui pourraient les occuper. Catherine Regeffe, elle, constate que dans l’évaluation de potentiel et la progression de carrière, les entreprises mettent parfois « trop l’accent sur les innovateurs, capables de changer de métier, et délaissent les experts, dont elles ont autant besoin ».
Avoir un processus concret
Pour éviter les biais, les intervenants mènent des évaluations de potentiel collégiales : autoévaluation, manager, N + 2, collègues, managers des services en contact, DRH, dirigeant. Golden Bees a mis en place des référentiels par métier très détaillés avec les compétences attendues pour chaque niveau de poste, savoir-faire techniques comme savoir-être.
Managers et salariés savent ainsi sur quels critères précis on les juge acquises. Parfois des postes sont créés sur mesure. Arcane se base aussi sur des éléments factuels mais laisse plus de place à l’interprétation. Qualitadd envoie un questionnaire au salarié, discuté durant l’entretien annuel suivi d’un second entretien sur les actions à mener, le tout guidé pour limiter la subjectivité. Les salariés pressentis pour un nouveau poste se voient confier un projet en rapport. Dans certaines entreprises, explique Philippe Bloquet, on « fait sortir régulièrement les hauts potentiels de leur service », pour jauger certaines compétences.
Mais Xavier Abramowitz se souvient d’entreprises dans l’industrie où on amenait les « hauts potentiels » à changer très rapidement de poste, sans temps pour vraiment se former ou voir les conséquences de leurs décisions managériales. Pour lui, il faut être à l’écoute des signaux qui viennent parfois infirmer le potentiel prédit : manque de maturité, chantage au départ…
Si certains dirigeants, comme Badis Matallah, estiment qu’il n’y a pas de biais liés à l’identité dans leur entreprise, Catherine Regeffe assure qu’il faut en prendre conscience et former les managers à identifier les leurs et y travailler. P
our Emeric Lebreton, le fait même que l’entreprise prenne part à l’évaluation fausse le résultat. Orientaction travaille sur une plateforme d’évaluation où les salariés choisiraient s’ils veulent le partager avec l’entreprise. Laquelle pourrait définir son contexte et son environnement, pour créer un outil de matching entre salariés et services, et en faire un « outil de mobilité interne ».