Fin janvier 2019, alors que battait son plein le grand débat national suscité par le mouvement des Gilets jaunes, une information est passée inaperçue. Pourtant, elle est révélatrice d’un vrai changement sociétal. En 2018, 691 000 entreprises ont été créées en France (chiffres Insee), un record absolu (17 % de plus qu’en 2017).
L’engouement des jeunes pour l’entrepreneuriat progresse, avec des filières dédiées qui ouvrent dans la plupart des grandes écoles, y compris les écoles d’ingénieur et même dans les universités. Enfin, les start-up se multiplient plus vite en France que dans d’autres pays comparables.
L'employeur plébiscité
D’autres signaux s’accumulent. Les salariés, après des décennies de lutte, ne voient plus leur employeur comme un ennemi. En décembre 2018, la CFDT, ouverte au dialogue et souvent qualifiée de réformiste, est devenue le premier syndicat du pays, une place longtemps détenue par la CGT, beaucoup plus contestataire. Et quand on leur demande à quelle institution ils font le plus confiance, 66 % des Français (10 % de plus qu’en 2017) mettent en tête « mon employeur » devant les ONG, les entreprises en général, les médias et le gouvernement, selon le baromètre Elan-Edelman publié le 1er février dernier.

L’employeur comme pilier de la confiance ? Une situation inédite… L’économie ultra-financiarisée est rejetée massivement par la société civile et par les consommateurs. Elle est même remise en cause par les actionnaires et les investisseurs.
Jusqu'à Larry Fink, président du plus gros fonds d’investissement au monde, BlackRock, qui appelle les entreprises et leurs dirigeants à réconcilier quête du profit et quête de sens.
Plus récemment, en août 2019, les grands patrons américains estimaient que "la maximisation des profits ne pouvait plus être l’objectif des actionnaires".
La société est exaspérée par l’échec des gouvernements à apporter des solutions durables, elle se tourne de plus en plus vers les entreprises pour traiter des enjeux économiques et sociaux.
Larry FinkPrésident du fonds d’investissement BlackRock.
Pacte et impact social
Les entreprises joueront-elles vraiment le jeu ? Sous la pression croissante de l’ensemble des parties prenantes et face au risque de pragmatiques et donc à transformer cette injonction sociale croissante en opportunité stratégique pour séduire les consommateurs et recruter des jeunes.
Ces mutations éclairent évidemment les débats qui ont abouti à la promulgation définitive de la loi Pacte (plan d’action pour la croissance et la transformation des entreprises), le 22 mai 2019. Dans ce texte un peu fourre-tout, on trouve, au détour de deux petits articles, une réforme majeure du rôle et de la vision de l’entreprise en France. En droit français, en effet, la notion d’entreprise n’existe pas. Seuls existent, dans le Code civil, la « société » et ses « associés ».
La loi Pacte introduit dans le droit la notion « d’intérêt social » : l’entreprise peut et doit être un acteur de la société à part entière, avec un objectif plus large que la production de biens et services pour en tirer du profit. L’entreprise se voit ainsi conférer la possibilité de participer à l’élaboration du bien commun.

Au travers d’une politique de ressources humaines inclusive, en améliorant le bien-être au travail de ceux qui y travaillent, en participant à la formation des jeunes en difficulté, en agissant en faveur de l’environnement et du climat. La loi Pacte permet à chaque entreprise de définir, avec ses salariés et ses partenaires, la mission qu’elle se donne, ce que la loi appelle la « raison d’être ».
En France, certaines pionnières n’ont pas attendu la loi. Avec leurs parties prenantes, elles ont commencé à en débattre. Il peut s’agir, par exemple, pour un assureur spécialisé dans les voyages, d’« aider les jeunes à découvrir le monde ».
Les 17 objectifs de développement durable de l’ONU fournissent une base riche pour formuler sa raison d’être. Nutriset, une entreprise qui produit des aliments pour bébé et enfants, s’est fixé comme objectif ultime de lutter contre la malnutrition et contribuer à l’autonomie nutritionnelle de tous : une mission pas si éloignée de celle d’une ONG.
En Chiffres
80 %
Soit le pourcentage des Français qui considèrent que c’est aux dirigeants d’entreprises d’amorcer des mouvements sociétaux, selon le baromètre Elan-Edelman.
Du profit...et du sens
Dans la conclusion d’un rapport récent de la Fondation de France sur les entreprises engagées, on peut lire :
"Souvent opposés et réputés antagoniques, les acteurs de l’intérêt général et les porteurs de l’intérêt privé ont multiplié les terrains de rencontre. Les échanges soutenus ont permis de dépasser les chocs culturels des débuts, puis de s’imprégner mutuellement des valeurs et méthodes respectives, et enfin de faire naître le sentiment d’un destin commun…
Les rôles en viennent parfois à se croiser. Les entreprises pourraient s’investir d’une mission, d’une raison d’être placée en surplomb de l’intérêt économique, tandis que certaines associations recherchent des modèles économiques pour pérenniser et accroître leurs activités au service de l’intérêt général."
Pour les jeunes générations qui arrivent sur le marché du travail, la loi Pacte tombe à pic. Une étude menée en 2018 par le Boston Consulting Group, un cabinet de conseil en stratégie, indique que les jeunes souhaitent exercer un travail en phase avec leurs valeurs, un travail utile, qui « serve l’intérêt général » et « améliore la vie des gens ». La loi répond donc à une aspiration essentielle.
Et l'Etat dans tout ça ?
Les Français seraient-ils en train de se réconcilier avec les entreprises et leurs dirigeants ? Face au désamour que subissent les institutions politiques, l’éducation, les médias, l’univers de l’entreprise peut effectivement apparaître comme un recours, celui où l’action prédomine sur la parole, et qui est à même de faire changer les choses.
Pas si étonnant, au fond, quand on sait que certaines multinationales, les GAFAM, ont un chiffre d’affaires supérieur au PIB de petits pays, et que leurs patrons fondateurs sont plus connus, lus ou écoutés que bien des chefs d’État. Toujours selon le baromètre Elan-Edelman, 80 % des citoyens considèrent que c’est aux dirigeants d’entreprises d’amorcer des mouvements sociétaux !
On reproche souvent aux patrons, surtout dans les grandes entreprises, de n’avoir d’yeux que pour la Bourse ou leur compte d’exploitation, bref d’être « court-termistes ». En se donnant un rôle dans la marche et l’équilibre du monde, l’entreprise veut montrer à ses parties prenantes qu’elle propose une vision de long terme. Que ses produits et ses positionnements sont en cohérence avec cette vision. La tentation du greenwashing – axer sa communication sur l’écologie pour redorer son image – ne disparaîtra pas, mais cette pratique nuira de plus en plus à la réputation des entreprises qui font ce choix.
Ne pas confondre RSE et objet social étendu
La Responsabilité sociale – ou sociétale – (RSE) de l’entreprise recouvre les politiques mises en place par celle-ci pour limiter ses impacts sur l’environnement, favoriser l’inclusion sociale, participer au développement économique local, ainsi que le mécénat. Elle n’est ni obligatoire ni contraignante pour l’entreprise.
L’Objet social étendu, pour sa part, est défini par les parties prenantes de l’entreprise afin de définir la mission qu’elle se donne. Il est inscrit dans les statuts et ne peut être modifié que par une procédure de vote.
Cela dit, l’extension sociétale du rôle de l’entreprise ne fait pas l’unanimité. Sans nier que celle-ci doit être responsable, certains recommandent qu’elle reste dans son périmètre. Dans une tribune parue dans Le Monde, l’économiste Jean-Luc Gaffard estime ainsi que « l’entreprise n’a pas à se substituer à l’État dans ses responsabilités sociales et environnementales ». Pour lui, c’est à ce dernier d’agir pour le bien commun et d’édicter les règles qui contraignent l’entreprise à le respecter.